mardi, juillet 30, 2002


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Le nouveau site perso multimédia de Marc Bosche invite à l’exploration de l’univers fascinant de l’interculturalité. À la rencontre des cultures asiatiques, le vaste ensemble de ressources textes, images et musiques est en accès libre, gratuit et texte intégral.


Gouttes de Rosée aux Jardins du Lotus, par Marc Bosche Posted by Hello

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Un bouddhisme occidental au risque de sa propre mode...

GOUTTES DE ROSÉE AUX JARDINS DU LOTUS

Indicatif éditeur (AFNIL) : 2-9516584
Copyright Marc Bosche 30 juillet 2002 pour la présente édition numérique.




MARC BOSCHE

Bouddhisme,

Gouttes de Rosée
aux Jardins du Lotus

L’INVERSION DE L’UTOPIE

AVEC DES EXTRAITS CHOISIS DE TEXTES ANCIENS




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HS Sciences sociales
HH Sciences humaines
HP Philosophie, Religion

ISBN 2-9516584-2-7

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous les pays.
Publication en ligne autorisée par l'auteur / éditeur
© Marc Bosche, juillet 2002.





Sur l'auteur :


Marc Bosche naît en Corrèze en 1959. Diplômé de l’Essec, il passe une licence de psychologie (Paris Sorbonne-René Descartes). Alumnus de la Rotary Foundation International, il décroche un Master degree à Bowling Green State University (Ohio, U.S.A.), puis obtient un diplôme d’étude approfondie en sociologie des organisations (Paris Dauphine). Ses thèmes de recherche sont alors les paradoxes de l’action. Ses premiers articles académiques, publiés dès 1984, portent sur la culture sociale des organisations. En 1985, il est volontaire au service national actif, attaché adjoint à l’ambassade de France à Séoul. Il observe que les résidents français perçoivent les usages et les valeurs de ce peuple d’Extrême-Orient d’une manière différente des Coréens eux-mêmes. Les préjugés occidentaux « parlent » tout autant de ceux qui les affirment, que de cet autre que leurs représentations prétendent définir. Au cours de voyages fréquents en l’Asie de l’est, il étudie cette question des stéréotypes culturels projetés vers d’autres nationalités, et poursuit cette recherche par sa thèse de doctorat (Paris Dauphine).
L’auteur est pendant neuf ans professeur chercheur à l’Essec. Il devient responsable du département sciences humaines de cette grande école. L’université Keio l’invite à Tokyo pour y enseigner l’interculturalité comme Visiting Associate Professor.
Il dirige Le management interculturel chez Nathan Université, qui reçoit le prix ComEx du meilleur ouvrage sur ce thème. Il publie dans l’encyclopédie Vuibert, dans les revues Harvard L’Expansion et Interculture, ainsi que dans Le Monde Diplomatique...
Entre-temps, fin 1988, il a rencontré un lama, vivant en Europe, qui a consacré plus de vingt années à la méditation dans les ermitages du Tibet, avant la présence chinoise. C’est l’un des tout derniers moines, en exil, de cette génération éduquée à l’ancienne, formée et mûrie dans le berceau traditionnel du Pays des Neiges. L’auteur étudie auprès de celui-ci les bases anthropologiques de son système culturel, et adopte pour un an la vie de moine novice dans la lamaserie dont le vieil homme assure la direction spirituelle. En 1995 il est l’un de ses secrétaires. Il répond pour lui à la correspondance épistolaire avec des disciples occidentaux. Il assure une édition littéraire des transcriptions de ses enseignements publics pour ses deux derniers livres. Le rinpoché s’éteint le 31 octobre 1997 à l’âge de quatre-vingts ans. L’anthropologue recouvre sa liberté. Il publie le récit de cette expérience avec Le Voyage de la 5ème Saison, puis un premier roman, Nirvana. Le présent essai constitue le troisième volet de ce triptyque.

DU MÊME AUTEUR
CHEZ LE MÊME ÉDITEUR :


« Le Voyage de la 5ème Saison
Une lamaserie en Europe
Le récit d’une expérience monastique »

Sur papier bouffant d’édition, broché, 218 pages, 2001.
Pour commander le livre sur papier bouffant d'édition
"Le Voyage de la 5ème Saison" :
http://librairie.auteurs-independants.net/c120.html

« Nirvana Le Réveil des Oiseaux »
(Thriller)
Sur papier bouffant d’édition, broché, 272 pages, 2002.





Attanam rakkanto param rakkhati ;
param rakkhanto attanam rakkhati.

« Se sauvegardant, on protège les autres ;
protégeant les autres, on est préservé soi-même. »

Le bouddha




« On ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir soi-même après un trajet
que personne ne peut faire pour nous, ne peut nous épargner,
car elle est un point de vue sur les choses. »

Marcel Proust







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Utopie : du latin utopia (référence à Th. Morus, 1516). Mot formé sur le grec u pour « non », et topos le « lieu ». Ce terme signifie ainsi « en aucun lieu. » Il évoque le plus souvent un idéal, voire une vue de l’esprit qui ne prendrait pas en compte correctement toutes les réalités pertinentes.

Inversion : du latin invetere : « retourner ». Ce mot indique une sorte d’anomalie consistant en un retournement.

L’inversion de l’utopie : L’utopie se présente comme devant apporter la libération, le bonheur et la paix. Contenant des idées utiles et de louables intentions, elle est attrayante dans ses formulations. Parfois, vient vraiment le moment des expériences qu’elle inspire, puis des bilans qui s’imposent. Quand l’utopie a fusionné avec l’ombre portée, elle a parfois « mal tourné ». Les exemples existent dans l’histoire. Ici ou là, elle a pu générer ses contre-images, ses « retournements ».



Prologue


Terrifiant. Tarn Raksajit, moine bouddhiste portant aussi le nom d’Aer, avait entrepris d’extraire l’huile magique. Le but de cette pratique était de manifester un fantôme à forme de bébé, connu sous le nom de Kumarn Tong, qu’il pourrait ensuite contrôler lors de rites propitiatoires. Le zombie serait-il capable de donner au bonze des aptitudes manipulatrices et hypnotiques ? Les pouvoirs de Kumarn Tong sont redoutés en Thaïlande, en particulier dans les milieux populaires. Le moine au crâne rasé était attentif à ne pas exposer sa belle robe safran aux projections graisseuses qui jaillissaient du petit corps en train de rôtir sous ses yeux, tandis qu’une écœurante odeur de chair humaine grillée s’élevait. Le bébé qu’il faisait cuire lui avait été confié, mort-né. Des voisins avaient trouvé près de chez eux sa dépouille abandonnée, et n’avaient pu retrouver de mère. Ils avaient confié au bonze le soin d’effectuer une crémation convenable en donnant à ce dernier l’équivalent de vingt dollars. Mais, pour ce moine âgé de trente-cinq ans, la perspective était trop tentante, et il avait fait de cet enfant mort un ingrédient de quelque magie noire. Hélas pour ce religieux, il allait être dénoncé, une photographie du corps grillé serait prise, et il devrait renoncer bientôt à la robe du bouddha pour acte indécent et non-signalement d’un décès. C’était à Bangkok en 1996.
Si l’image inoffensive et aimable de la doctrine de l’illumination est transformée chaque semaine par quelques faits divers impliquant des bonzes en Asie, ce mouvement n’a pas pris d’extension en Europe. Nous en sommes toujours au sourire...
Cinq millions de Français se disent attirés par le bouddhisme. Mais il y aurait plus de sympathisants que de pratiquants. On ne sait pas estimer précisément le nombre de bouddhistes dans l’hexagone. Généralement on l’évalue à la hauteur de plusieurs centaines de milliers de personnes. On peut lire parfois que ce nombre est estimé à 600 000, dont 450 000 pour les seuls membres de la communauté française d'origine asiatique (et leurs descendants). Dans une commission réunie récemment à l’initiative du président de la République, un des rapporteurs estimait à environ 1% la part de cette confession dans la population. Qu’est-ce qu’être bouddhiste ? Pour un descendant d’une famille d’origine asiatique, l’adhésion est plus souvent traditionnelle que personnelle. On n’est pas forcément pratiquant. Est-on l’un de ces Français de souche, fraîchement convertis, qui se lancent dans une retraite de trois années en centre fermé de style himalayen ? Alors, si la foi est intense aujourd’hui, elle est encore neuve et pourrait même ne pas se confirmer sur la durée...

Le dalaï-lama reste une figure bienveillante et admirée, proche par les images de la télévision, mais lointaine au quotidien. Et rares sont les Occidentaux qui étudient sous son amicale tutelle. Il est venu récemment à Paris. On pourrait penser qu’avec l’effet multiplicateur du monde du spectacle, sa présence provoque un vaste engouement populaire. Il semble que non. L’assistance quotidienne à son enseignement s’est comptée en milliers de personnes, mais pas en dizaines de milliers. Un festival pop de solidarité en faveur de la cause tibétaine a été organisé dans notre capitale pour cette visite du dalaï-lama. Bénéficiant pourtant de vedettes et d’annonces nombreuses dans les médias, l’événement a été annulé en catastrophe faute de réservations. On pressent que le phénomène bouddhique, s’il correspond bien à un effet nouveau, à une sympathie chaleureuse, à une mode raffinée ne génère pas aujourd’hui de contagion puissante dans le grand public. Sur le territoire national plusieurs dizaines de milliers de personnes fréquentent assidûment des associations bouddhiques.

Quand je passe en voiture à côté des centres fermés de retraites de trois ans qu’une communauté a installés dans une paisible campagne de nos régions, je ne peux m’empêcher de songer aux conditions d’existence de ces nouveaux « reclus ». Pour caser davantage de retraitants, les combles ont été aménagés dans d’anciens bâtiments de ferme, et des constructions plus légères ont été érigées à proximité. Les étés, lorsque le thermomètre affiche trente, voire parfois près de quarante degrés Celcius, ces « yogis des temps modernes » tentent vainement de se protéger d’une accablante chaleur sous ces toits en mettant des linges pour opacifier les Velux. Je me dis que c’est, somme toute, une bien étonnante conception de la spiritualité que de se regrouper dans de telles conditions de touffeur, sans possibilité de sortir pendant trois ans, trois mois et trois jours de l’enceinte limitée, sans autre espace pour se rafraîchir qu’un petit jardin gazonné, qu’un petit temple collectif ou... qu’une douche froide. Un observateur attentif pourrait se dire : « Et si l’un d’entre eux commence à flancher pendant la période intensive de ses cent onze mille prosternations rituelles... Dans une atmosphère de don de soi et de sacrifice, aura-t-il un sens critique suffisant pour demander à sortir avant que son cœur ne lâche ? » Bien sûr il y a ces vingt centimètres d’isolant à base de laine de roche qui ont été prévus sous certains de ces toits, et qui diminuent le rayonnement du soleil à l’intérieur, mais je suppose que la chaleur qui est piégée dedans peut en être d’autant plus captive.
Lorsqu’il m’est arrivé d’exprimer ces interrogations quant à ces conditions auprès d’un adepte, il m’a été répondu aimablement et en substance : « Ne t’inquiète pas pour eux, ces retraitants purifient les enfers froids l’hiver lorsqu’il fait moins quinze dehors et qu’ils grelottent dans leurs chambres sous les combles sans chauffage. Et l’été ils purifient les enfers chauds lorsque le thermomètre dépasse les trente degrés. Ils ont un karma de yogi depuis de nombreuses existences. Depuis des vies antérieures et des vies antérieures ils ont déjà connu ce type d’existence, peut-être dans des cavernes fréquentées par les ours et les animaux sauvages. »
Partagé entre l’étonnement et l’inquiétude de découvrir confiance et peut-être imprévoyance, voici ce petit volume d’essai et ses réflexions... Il part du constat que la tradition bouddhique, qui bénéficie généralement d’une excellente image auprès de l’opinion publique, recèle une variété d’expériences et que ces dernières tendent à évoluer rapidement aujourd’hui.

À une époque où les sectes sont épinglées, des partisans de la spiritualité ont délaissé communautés « New Age » et groupes messianiques. Certains de ces expérimentateurs se sont alors convertis à la voie du nirvana. Celle-ci est efficacement protégée en France. L’article deux de la Constitution garantit la liberté religieuse. Et en France, dans les années 1990, des initiatives lamaïstes monastiques (mais aussi pour certaines partiellement laïques) ont été inscrites en tant que congrégations religieuses, par exemple sous des noms tibétains, au bureau central des cultes qui dépend du ministère de l’Intérieur. Les membres de ces nouvelles communautés bénéficient donc désormais des mêmes avantages —et parfois de la même considération— que les moines catholiques.
Il est donc dans l’intérêt d’une tradition réputée sage et bienveillante d’être honnête avec l’opinion publique qui lui accorde un si beau crédit... Les voix du bouddhisme, les chercheurs en ce domaine, les auteurs, les journalistes seront utiles à leurs contemporains en anticipant les prises de conscience. Jusqu’à présent il s’est agi de présenter la tradition, ses fondements, ses bases à un public qui était avide de sa part de rêve. Mais se fait jour la nécessité désormais de procéder à une clarification bienvenue, de souligner les réalités, voire les détails de cette culture dans les pratiques sociales concrètes. Ce n’est pas parce que le mythe du bouddha est beau, noble et digne qu’il faudrait à l’avenir maintenir une complaisance bienveillante à son égard, masquer les ambiguïtés et quelques dérives toujours possibles. Ces dernières ne seront pas forcément graves ni sérieuses. C’est par exemple l’infime décalage qui s’invite parfois entre le sens du message et sa pratique réelle en Occident.

Tout récemment je suis allé me baigner dans un lac, fort fréquenté l’été. J’ai reconnu sur le sable de sa modeste plage la silhouette d’une nonne que j’avais croisée il y a quelques années de cela. En public, elle bronzait tranquillement, les seins nus. J’ai trouvé sa poitrine jolie. Il m’a semblé que sa licence évoquait sa triple condition de femme, d’eurolama et de moniale. Elle vit dans un monastère de femmes. Sur les brochures de son institution on la voit en photo, impeccablement et pudiquement drapée dans sa robe du bouddha, avec son beau châle bordeaux bien plissé sur l’épaule. Elle donne à l’occasion des entretiens fort édifiants dans ces mêmes opuscules qui visent, outre à informer, à solliciter les dons... En lisant la « pub » de son monastère, hiératique et impressionnante, on ne peut pas deviner qu’elle a des loisirs après le temps quotidien de sa vie monacale.
Certaines petites surprises appellent donc plus le sourire que l’opprobre et le scandale. Il serait apprécié que, du bouddhisme occidentalisé lui-même et des sciences sociales qui le décrivent désormais, surgissent généreusement des bilans contrastés et des invitations circonstanciées à la prudence. L’opinion publique est fascinée par les images colorées et leurs stéréotypes attrayants. Peu d’intellectuels —ils se reconnaîtront— se sont proposés de réveiller le public du charme de l’utopie...

Cette absence critique est-elle due aux sympathies des auteurs et des chercheurs qui traitent du bouddhisme ? Si tel était le cas, nous ne pourrions pas faire valoir cette idée. Car la soutenir serait une forme de discrimination religieuse. « Parmi les spécialistes de la sérénité, la plupart sont eux-mêmes convaincus. Il est donc naturel qu’ils défendent ainsi leur engagement pour cette cause philosophique et religieuse ». Identifier et évaluer les spécialistes seulement par leur appartenance au bouddhisme constituerait une forme de discrimination. Nous ne le ferons pas.
Il est vrai que les « cuisines » de la tradition sont encore cachées aux yeux du grand public. Mais c’est la bienveillance qui nous retiendra aussi d’adhérer à la formule suivante : « comme c’est en quelque sorte un fond de commerce pour ceux qui en retirent le prestige et les avantages, (proposant livres en tête des ventes, stages de méditation payants, reportages à la télévision ou appels aux dons), les experts ne sont pas les plus enclins à pratiquer la transparence. Prendraient-ils le risque de faire cesser ainsi la ponte de la poule aux œufs d’or ? »

L’anecdote suivante posera une autre question. Il y a longtemps déjà de cela j’étais pour quelques jours dans un centre bouddhique. Ce dernier accueillait le séminaire d’un spécialiste d’une méditation où la qualité et la subtilité du souffle sont essentielles. Comme celui-ci était un auteur qui avait signé des ouvrages parus dans une célèbre collection au format de poche, il pouvait compter sur de nombreux stagiaires attirés par sa notoriété.
Un jeune moine et moi-même nous étions approchés de la salle où avait lieu la session, curieux d’apercevoir cet expert de l’éveil, en chair et en os. Nous le vîmes bientôt sortir de la salle, car c’était le moment d’une brève pause. À notre stupeur, quelqu’un lui passa une cigarette allumée, sur laquelle il se mit à tirer ostensiblement, le temps de se remettre sans doute de sa méditation. Lorsque le moment de reprendre la direction de son groupe fut arrivé, il jeta le mégot, sans même l’avoir éteint, ne s’en souciant pas plus qu’une guigne. Stupéfait, je contemplais le mégot fumant au sol devant la salle de méditation, tandis que, rageusement, le jeune bonze qui m’accompagnait l’écrasait du pied, furieux qu’on fume dans l’enceinte de son centre. Il faut sans doute que la soumission à l’autorité soit grande, car aucun de ses stagiaires ne manifesta ouvertement de réprobation. Ils avaient tous payé leur participation et, à leur place, j’aurais demandé un remboursement sans hésiter ! Une dizaine d’années plus tard, je retrouvai le nom de notre méditatif et la page qu’il signait dans un numéro hors série d’un grand hebdomadaire d’information consacré à « la philosophie bouddhique ». Immédiatement le souvenir me revint de cet homme ruinant sa respiration et donnant le mauvais exemple à des élèves en tirant sur ses cigarettes. Un mélange d’amusement et, je dois bien l’avouer, d’un peu de découragement, m’envahit. Je feuilletai le superbe numéro du magazine, admirant les belles photos en quadrichromie qui l’illustraient, montrant bonzes orientaux et statues des bouddhas, tous plus rayonnants et admirables les uns que les autres. Je songeai que les lecteurs ne pourraient pas passer au travers de cette illusion nouvelle. Par exemple, ils ne pourraient pas, à partir de ce qui leur était présenté ainsi, imaginer que l’auteur d’un de ces brillants textes sur la philosophie orientale était un homme dépendant du tabac. Sa proposition de libérer les autres de leur attachement, en leur montrant la voie de la sagesse, était-elle une plaisanterie, puisqu’il n’était pas capable du minimum d’autodiscipline qui consiste à s’abstenir de fumer ? Quelle valeur pratique pouvait bien avoir sa philosophie pour les autres ? Un malentendu discret s’invitait une nouvelle fois, qui permettait que l’opinion publique soit habilement exposée à des images exquises de la sagesse, sans qu’elle puisse en percevoir la réalité humaine en filigrane. Enfin je préférai imaginer que notre spécialiste arrêterait peut-être quand même un jour la cigarette avec... un patch de nicotine !
Le message de Sakyamouni est-il meilleur que les autres à l’usage ? Il dispose d’une image, mais peut-il offrir quelque « garantie de sérieux » à ceux qui voudront s’y essayer par la pratique communautaire ? Le nom et la chose ne coïncident pas forcément ! « Bouddhisme » ou « bouddhique » peuvent-ils constituer des labels de qualité ? N’importe qui peut, après tout, et du jour au lendemain, se décréter guide, expert en méditation, ouvrir un « temple » ou un espace collectif de pratique, sans avoir à présenter le moindre diplôme ou la moindre lettre de certification.

L’histoire suivante m’a été racontée par une personne qui accompagnait la négociation entre le propriétaire d’une salle de méditation en Europe et un moine oriental qui venait le visiter, représentant le lignage établi et réputé d’un célèbre ordre monastique asiatique. Le propriétaire européen souhaitait recevoir la transmission officielle attestant qu’il était bien habilité par l’école asiatique. Il demandait qu’une cérémonie soit organisée au siège extrême-oriental de cette église bouddhique. Cela lui permettrait d’arborer à son retour en Europe un bel insigne traditionnel sur sa robe et d’améliorer sa personnalité. Pour faire pencher la balance dans un sens favorable, et pour faire bonne mesure, notre candidat à la reconnaissance se pencha vers le traducteur, un jeune bonze, et lui glissa sobrement, tout en désignant leur partenaire extrême-oriental : « Dites-lui que je paye. » Il paya et obtint d’effectuer une visite officielle avec cérémonies. Ses homologues asiatiques ne lui donnèrent cependant pas le titre de détenteur de la transmission qu’il convoitait... La reconnaissance qu’il obtint, plus limitée, lui permit quand même de mieux asseoir son projet de centre de stages.

Je fis autrefois quelques séjours dans des centres de méditation zen reconstitués en Europe. Ces week-ends furent toujours amusants, et je constatai dans l’un d’eux qu’on avait reconstitué en des lieux exigus une sorte de caricature de méditation vue par les Occidentaux, telle qu’ils la « fantasmaient » sans doute. Nous étions serrés les uns à côté des autres comme des sardines ; nos genoux se touchant presque dans une sombre salle de méditation trop chaude l’été. Les chambres étaient de minuscules cabines aux étroits lits superposés. La nourriture était d’une stricte frugalité, limitée à du riz étuvé, quelques grains de sésame au sel et une minuscule tranche de carotte. Pas de vaisselle : nous devions nettoyer notre petit bol, en buvant l’eau chaude mêlée aux reliefs du repas, qui servait à le rincer. Les douches, dans l’unique cabine étriquée, étaient limitées à quelques minutes et pendant des créneaux très étroits... Ni en Corée, ni au Japon, où les monastères peuvent être spacieux et confortables, je n’ai trouvé une telle idéologie du rétrécissement, de l’exiguïté et de la frugalité ! En Corée, par exemple au vénérable monastère de Haein-sa où sont entreposées de célèbres xylographies médiévales des textes bouddhiques, les chambres monastiques sont suffisamment spacieuses et disposent d’un bel espace pour le rangement. Je me souviens d’un soir où, dans ce monastère, l’un de ses moines nous avait invités, dans sa chambre, à manger des gâteaux de riz. Un autre nous y avait fait déguster son propre crû de thé vert, car il jardinait cette plante lui-même. Nous tenions bien à quatre ou cinq dans cet espace individuel de vie quotidienne sans être les uns sur les autres. Mais il n’y a pas que les chambres qui soient confortables dans la tradition zen coréenne : les salles de méditation des monastères y sont généralement vastes, et les bonzes, confortablement espacés sur de larges coussins moelleux qui peuvent se déplier ou se replier. Je songe aussi avec appréciation à l’énorme marmite de soupe au tofou et aux légumes, absolument délicieuse, où l’on se sert à volonté et sans manières, au monastère de Songwang-sa, toujours en Corée. Dans une autre tradition extrême-orientale, je me souviens enfin des confortables salles de bains carrelées, équipées de multiples robinets d’eau chaude dans un des monastères shingon à Koyasan, au Japon.
L’idée d’entasser des contemplatifs est donc sans doute juste un stéréotype européen vis-à-vis de cultures asiatiques, stéréotype qui s’était matérialisé dans la pauvre reconstitution évoquée précédemment. Un psychanalyste à qui je fis un jour visiter ce lieu de méditation étroit me confia : « je pressens ici une clôture de l’inconscient ! » Mais il ne faudrait pas croire que ce lieu confiné était piège à candides. Je dois reconnaître que, comme les autres stagiaires français, cela m’a bien diverti, et que j’y ai trouvé de vifs plaisirs spirituels ! J’y ai mieux redécouvert la vertu du silence, l’art de passer une lasure sur les palissades en prenant conscience de chaque frémissement du pinceau, et la qualité de chaque promenade, en file indienne, où chaque pas, chaque respiration, chaque souffle de brise avaient de la valeur. L’hôte généreux qui était le propriétaire du centre avait sans doute des idées « toutes faites » sur l’Asie et le zen, mais il avait dépensé ses propres deniers pour inventer et faire construire ce centre. Et il ne nous demandait qu’une participation vraiment symbolique aux frais, poussant la civilité jusqu’à nous faire conduire par son employé de maison en monospace à la gare située à plusieurs dizaines de kilomètres. Le maître des lieux avait ainsi des motivations sympathiques qui maintenaient un bon état d’esprit au groupe réuni pour quelques jours. Bref, je connus là de bonnes expériences.
La philosophie et la doctrine bouddhiques sont denses, commentées, et paraissent solides. Elles ont traversé le temps et, à ce titre, méritent notre attention. Tant que le disciple en restera au texte, à son exégèse, à une pratique individuelle par des méditations à la maison, il ne devrait pas connaître trop de déboires. Mais qu’il tente de franchir le pas et de suivre l’un de ces « maîtres » impressionnants, ou d’adhérer avec sincérité à l’une de ces communautés récemment fondées en Europe (où parfois il n’y a pas un seul Asiatique résidant en permanence), alors il peut être exposé à une grande variété de circonstances. Des invitations au voyage spirituel qui lui seront proposées, toutes pourraient-elles ne pas être aussi désintéressées que celle que nous venons de décrire ci-dessus ? Le nouvel aspirant fera l’expérience de son inexpérience, puisque très peu de livres existent qui l’auront prévenu des réalités qu’il va rencontrer. L’emballage philosophique et le contenu secret peuvent-ils diverger ? Devra-t-il reconnaître un jour que ceux qui n’hésiteraient pas à lui demander bientôt quelques sacrifices au nom de l’illumination, n’ont pas grand-chose à lui offrir pour assurer son avenir ?


I
LÉGENDE DU BOUDDHA :
DU MYTHE À L’HISTOIRE


La tradition rapporte, qu’avant sa naissance parmi les hommes, celui qui deviendra le bouddha Sakyamouni réside dans le paradis de Tushita.
Au contrefort sud de l’Himalaya, dans le petit royaume des Sakya, aux environs de l’actuelle frontière entre l’Inde et le Népal, il va apparaître avec un corps humain sous l’identité du prince Siddharta Gautama.
La conception et la naissance du prince sont annoncées par des signes de bon augure. Sa future mère, la reine Maya-dévi, rêve qu’un éléphant blanc pénètre son flanc. Il existe plusieurs hypothèses quant à la date exacte de la naissance : 566, 563... D’autres supposent que les événements relatifs à la vie du bouddha se sont produits un siècle plus tard. Si l’on se réfère à la chronologie que la cour du Roi Asoka (mort vers 232 avant notre ère) nous a transmise, il semble raisonnable de situer la vie du Bouddha dans une période comprise entre le sixième siècle et le début du cinquième siècle avant J.-C. Il naît sous un bosquet d’arbres sala, pendant une excursion de Maya-dévi dans le jardin de plaisance de Lumpini, au sud du Népal. Le bébé est ramené au palais royal, à Kapilavastu, la capitale des Sakya, dans le nord de l’Inde. Le vieux sage Asita, qui se rend au palais, est émerveillé par ce bel enfant portant sur son corps les trente-deux marques majeures ainsi que quatre-vingts signes mineurs de perfection. Il prédit au roi Souddhodana que le fils de ce dernier deviendra, soit un monarque universel faisant tourner la roue de la bonne loi —un roi chakravartin — soit un enseignant d’une extraordinaire sagesse qui aide ainsi l’humanité.
L’enfant grandit, et reçoit l’éducation attentive correspondant à son rang. Il apprend, outre les disciplines scolaires, les arts chevaleresques — comme le tir à l’arc — et les sciences politiques. Dans plusieurs palais agréables, selon les saisons, dans leurs milieux très protégés, il connaît, dès l’adolescence, plaisirs de cour et présence de compagnes. La principale, Yashodhara, épousée quand il a seize ans, lui donne un fils, Rahula qui, bien que beaucoup plus tard, rejoindra son père sur le chemin monastique ...
Au cours de promenades à l’extérieur de son milieu aristocratique, Siddharta découvre l’évidence de la vieillesse, de la maladie et la mort, en apercevant respectivement vieillards, malades et défunts. Suite à cette prise de conscience très profonde de la souffrance, le prince renonce à vingt-neuf ans, aux plaisirs des palais, à la présence de son fils Rahula, à sa vie conjugale et à son futur trône. Mettant à profit une fin de soirée, où ses convives se sont endormis, épuisés par les plaisirs de la fête, il quitte de nuit ce domaine et sa cour assoupie. Il s’enfuie en cachette vers la forêt, accompagné de son page Tchandaka. Là, il offre ses bijoux précieux et son bon cheval à ce fidèle serviteur. Il laisse bientôt ses beaux atours. Deux récits divergent sur cet épisode. L’un affirme qu’il échange ses vêtements de cour avec ceux, rougeâtres, d’un humble chasseur rencontré dans la forêt. L’autre suppose que le prince se saisit de linges blancs au fil de l’eau. En Inde on accompagnait les défunts de vêtements blancs, et suite à leur crémation, des cotonnades pouvaient ainsi dériver le long de rivières. La légende rapporte donc que Siddharta lave ces étoffes soigneusement. Il les teint avec de l’ocre, une terre naturellement colorée, et les rince. Il crée ainsi son premier vêtement monastique à partir de la récupération d’humbles tissus délaissés. Il coupe ses longs cheveux de prince, en signe de renoncement, et embrasse ainsi, contre le souhait de son père qui voulait faire de lui le nouveau roi du clan Sakya, la vie d’ascète. Il entreprend cette quête, toujours selon sa légende, afin de découvrir la réponse à l’énigme de la souffrance des êtres, et les délivrer de cette dernière.
Il rencontre tour à tour deux célèbres maîtres de son temps, Ãrãda Kãlãma et Rudraka Rãmaputra. Il en adopte les pratiques yogiques. Mais leurs réalisations spirituelles le laissent insatisfait, et il décide d’accomplir sa quête par lui-même, avec d’autres compagnons. Pendant six années d’ascèse, il est dit qu’il pratique les neuf niveaux d’absorption méditative des yogas. Par ses austérités, il frôle la limite de la mort, se contentant parfois d’un grain de céréale — riz ou sésame — pour tout repas. Le célèbre film de Bertolucci, Little Buddha, montre même des enfants, des pâtres, urinant, moqueurs, sur notre ermite assis en lotus, sachant que celui-ci, en méditation, restera sans bouger, et ne les punira pas. Les cinq ascètes qui l’accompagnent dans ce cheminement se séparent de lui, au moment où il renonce à l’ascétisme. Déçus par Siddharta, nos errants le laissent seul, dès qu’il renonce au jeûne extrême, dont il réalise enfin la futilité. Il accepte un grand bol de riz à la crème de lait et au miel offert par une jeune fille, Soujata, fille d’un chef de village, au bord de la rivière Naranjana. Soujata est émue à la vue de cet homme émacié. Elle va préparer exprès le délicieux repas chez elle, avant de le lui porter. Siddharta se baigne alors dans la rivière et se lave. L’ascétisme l’avait vu renoncer longuement à l’hygiène, aux ablutions et au confort du bain. Mais ce jour est particulier, baigné et rasé de frais, le moine déguste son riz à la crème et au miel, préparé avec tendresse par la jeune fille. Cette nourriture, riche et bien apprêtée, lui rend sa force. Il reçoit une brassée d’herbe kusha, du marchand d’herbe Svastika. Il en constitue un confortable coussin au pied d’un figuier banian, un arbre pipal. C’est sans doute sur l’actuel site de Bodhgaya. Il s’y assoit face à l’est. Il formule le souhait de rester en méditation jusqu’à ce qu’il ait trouvé la solution à l’énigme de la souffrance. Il va la découvrir pendant cette nuit de pleine lune de juillet (ou celle d’avril mai, selon les traditions). Il a trente-cinq ans. Il réalise alors que l’origine de la souffrance est dans l’ignorance des êtres, qui les pousse à désirer ce qui est apparemment et temporairement agréable, à rejeter et à haïr ce qui leur semble déplaisant, et à rester dans la confusion vis-à-vis d’autres évidences qui leur sont indifférentes. Mais son éveil est-il irréversible ? Le terrible tentateur, l’habile et séduisant Mara, lui apparaît de manière surnaturelle. Ce dernier vient éprouver, de ses mises en scènes variées, la réalisation spirituelle de notre bouddha « en herbe ». Le démon manifeste des armées de terribles monstres afin d’intimider le méditatif. Imperturbable, ce dernier ne vacille pas dans son assise au pied du figuier banian. Si la peur ne peut rien contre lui, qu’en est-il du désir ? Mara fait entrer en scène les apparitions de superbes filles qui frôlent notre bonze, chaste depuis longtemps. Rien à faire : se trémoussant, maquillées et parfumées, ces créatures de rêve ne parviennent pas à troubler le lac clair de la sérénité du Bienheureux. Ce dernier les regarde avec la vision profonde. Ses tentatrices, ils les voit vieillissant à vue d’œil, et elles révèlent la forme repoussante de sorcières épouvantables ! La tradition nous dit que c’est la planète Terre qui atteste de l’éveil parfait du bouddha, et met en déroute le tentateur Mara. Ce dernier bien entendu nie l’illumination du moine, le harcelant, exigeant des preuves, une évidence de sa réalité. Alors le bouddha laisse simplement glisser sa main droite jusqu’au sol, et laisse ses doigts reposer sur la Terre. Toute la planète entre alors en résonance et en vibration, vrombit, signifiant que la Terre prise à témoin atteste de la perfection spirituelle de Sakyamouni. Cela met enfin en déroute le tentateur, notre sombre Mara, qui s’évanouit alors comme un sortilège sans réalité, ombre qui se dissout au petit matin...
La nuit de la pleine lune s’achève à peine que notre Siddharta s’est illuminé... Mais, après cet « éveil » intérieur, et conscient de la subtilité incommunicable de cette réalisation, il reste plusieurs semaines avant de se décider à enseigner ce qu’il a compris. Plusieurs versions traditionnelles existent, concernant cette période d’attente dans la vie du bouddha. Selon certaines, ce dernier demeure en absorption méditative continuelle, la première semaine après l’éveil spirituel. Puis, grâce à ses nouveaux pouvoirs, il visite l’univers, la deuxième semaine, et voit qu’il brûle des feux des émotions perturbatrices. Il traverse l’Inde, d’est en ouest, la troisième semaine. Au pied de « l’arbre du berger des chèvres », il demeure dans la stabilité méditative de l’illumination, pour sa quatrième semaine. Des récits attribuent au bouddha la victoire narrée précédemment contre les tentatrices de Mara à la cinquième semaine. Il est veillé par Mouchilinda, au pied de son arbre, la sixième semaine. Ce seigneur des royaumes souterrains, au corps de reptile, le protège du mauvais temps et des orages, en l’entourant de ses anneaux, pendant les pluies. Le bouddha se rend au pied de l’arbre Tarayana, où il s’assied en méditation, pour la septième semaine. Là, il donne sa bénédiction à deux marchands de passage, Trapouchka et Ballika, qui lui font une offrande de nourriture. Ce sont ses premiers disciples, car ils viennent de « prendre refuge ». Enfin les dieux de l’Inde antique, Indra et Brahma, supplient le bouddha de faire partager aux êtres sa réalisation intérieure. Ils lui font deux présents symboliques, une conque et une roue à mille rayons. Le bonze voit que parmi tous les êtres vivants, il en est qui comprendront sa science de l’esprit, et il se décide à l’enseigner.
Il se rend à Sarnath, à côté de Bénarès. Il y retrouve ses anciens compagnons d’ascèse, Kondañña, Bhaddiya, Vappa, Mahanama et Assaji. Il leur enseigne les quatre vérités de la souffrance, et la délivrance de l’existence conditionnée. Ce premier enseignement contient ainsi les bases de son message. Si ces cinq disciples seulement reçoivent physiquement cette première présentation, il est dit que, dans l’invisible, de nombreuses créatures divines assistent à son enseignement, qui « met en mouvement », pour la première fois dans cette époque, la « roue » de la science méditative de l’intériorité, qu’on appelle aujourd’hui « bouddhisme ».
Commencent ainsi quarante-cinq années pendant lesquelles le bouddha consacre son temps à organiser sa communauté monastique, « la noble Sangha ». Celle-ci est d’abord exclusivement masculine, puis, à la demande pressante de disciples féminines, et sur l’intercession efficace du cousin du bouddha, Ananda, devenu l’assistant de ce dernier, le bouddha accepte la création d’un ordre de moniales, non sans hésitations. Cette communauté mixte, où hommes et femmes vivent en théorie de manière chaste en des lieux distincts, atteste aujourd’hui d’une existence ininterrompue de plus de deux mille cinq cents années. Le code monastique s’élabore à partir des transgressions qui lui sont rapportées, que le bouddha doit arbitrer et juger. Chaque scandale qui éclate au sein de la communauté fait l’objet d’un avis définitif du bouddha qui devient alors règle de conduite valable pour tous et toutes. Chaque règle comporte une sanction associée, allant pour un moine confirmé, de la perte du privilège de disposer dans sa hutte d’un jeune novice comme serviteur, à l’exclusion définitive de sa communauté, en passant par les blâmes, et les mises à l’écart provisoires. Mais, pour les offenses nouvelles non encore répertoriées, le premier bonze ou la première bonzesse exposés à une confession de leur faute devant la communauté bénéficient de l’absence de sanction. Le jugement du bouddha qui suit devient opératoire pour les futures transgressions. Dans ce code monastique ancien, on lit encore de truculentes anecdotes qui illustrent la nature humaine et ses débordements, guère différents hier et aujourd’hui... On y trouve un moine qui profite de la proximité physique de candides femmes laïques dans son ermitage, pour se livrer à des contacts et des frôlements corporels avec leur postérieur ! Une moniale dont le ventre qui s’alourdit ne laisse plus de doute sur la « virtualité » de son célibat, prétend même être devenue enceinte en « s’enduisant le vagin du sperme trouvé sur la robe fraîchement souillée d’un bonze », robe qu’elle avait souhaité laver, après avoir excité ce dernier en échangeant avec lui toutes sortes de mimiques équivoques... On notera que, bien qu’un peu improbable, la bonne excuse précédente est tout à fait astucieuse chez cette moniale, afin d’éviter de faire face à l’exclusion définitive de la communauté qui sanctionne les relations sexuelles complètes. Un avis du bouddha est même rendu pour que les moines ne puissent plus chuchoter de propos inconvenants dans l’oreille des femmes, car cela fait jaser dans les villages... Les bonzes du temps du bouddha comptent donc de joyeux drilles, en particulier Udayin, ce couturier de grande taille, qui a été marié avant de devenir moine. Il ne manque pas une occasion de transgresser les principes de l’abstinence, pour lesquels des règles précises n’ont pas été instaurées. La présence de son ex-femme, devenue elle aussi moniale dans la communauté, rend leurs tentations irrésistibles. Ces dernières sont l’objet de notices, parfois presque amusées, dans le code monastique qui est parvenu jusqu’à nous, aujourd’hui.
Pour le bouddha et ses premiers disciples, c’est une vie de villégiature au gré des chemins. Des abris de potier, ou des accueils anonymes et discrets, les abritent la nuit du froid, de l’humidité et des animaux sauvages. Dans les régions de l’Inde du Nord — autour de Rajagriha et Vaisali par exemple — se répand ce message, avec l’itinérance des bonzes. Ceux-ci circulent à pied, chacun avec son bol d’aumône, en petits groupes, parfois en essaims de plusieurs centaines, au point que toutes ces bouches à nourrir dérangent parfois les populations et leur fragile économie vivrière, surtout lorsque les récoltes sont maigres, particulièrement pendant quelque famine... Mais la communauté s’organise. Le roi Bibimsara, le banquier Anatapindika (qui se ruine bientôt pour le bouddha), ainsi qu’une célèbre et riche courtisane de l’époque, offrent bientôt des domaines et un immobilier adaptés, afin que les moines puissent vivre plus confortablement, en particulier pendant leur retraite à la saison tropicale de la mousson. Les daims paissent en liberté : dans ce parc verdoyant s’élèvera un complexe de huttes pour les bonzes. Un autre domaine monastique sera un beau verger arboré de manguiers. Les moines et les moniales sont issus de toutes les castes de l’Inde antique, proposant une active remise en cause à la tradition védique qui en maintenait le joug sur la société.
Le bouddha s’éteint à Kusinagara, suite à une intoxication alimentaire au délice porcin. « Délice de porc » ou « délice des porcs » : les textes anciens en langue « palie » conservés à Sri Lanka recèlent une ambiguïté lexicale sur la nature de ce plat, préparé à l’initiative d’un généreux bienfaiteur, forgeron de son métier, et servi à un banquet en l’honneur de la communauté du bouddha, plat qui vaut à ce dernier une intoxication fatale. La légende rapporte que le bouddha interdit ce jour-là à ses bonzes de manger ce « délice de(s) porc(s) », le pressentant de suite comme impropre à la consommation. Il prend une énorme portion pour lui, qu’il avale sans se plaindre, par politesse, afin que le forgeron soit quand même honoré pour avoir donné au bouddha son dernier repas avant le « nirvana », un geste curieux s’il est suicidaire, et donc quelque peu improbable... Les abondants restes du « délice » sont alors jetés et enterrés de suite dans un trou, sur instruction de notre Bienheureux. Selon certains, les délices de porc sont des champignons, peut-être même... oui, les fameuses truffes, qu’affectionne particulièrement la gent porcine, d’où leur nom, et non quelque... frivolité à base d’abats choisis de cochons, comme d’autres exégètes l’affirment.
Pour ce qui est de la mort, la légende décrit le bouddha, allongé sur le côté droit, le regard tourné vers l’ouest, entre deux arbres. C’est le jour de pleine lune du mois de mai. Il est alors âgé de quatre-vingts ans. Des incertitudes existent quant à la date, peut-être 486, ou 483 avant J.C., peut-être une autre année du cinquième siècle de notre antiquité...






II
PARADIGMES BOUDDHIQUES :
TROIS VISIONS DU MONDE


LA VOIE ESQUISSÉE par Siddharta Gautama résiste à une généralité, tant elle a connu avec le temps des divergences selon ses maîtres divers, ses histoires particulières, ses nombreux pays d’enracinement. Cependant, si l’on veut lui trouver un sens général, c’est un ensemble complexe de doctrines religieuses non théistes, doté d’un fort corpus philosophique, contradictoire et commenté, qui interroge la souffrance humaine et propose la libération spirituelle de celle-ci.
L’origine de cette souffrance serait la confusion, ou ignorance, dans laquelle l’humain mènerait sa propre quête de bonheur par la satisfaction de ses désirs. L’homme serait pris dans un cycle de renaissances. Mais il ne serait pas le seul dans l’univers. Tous les autres êtres de nombreux autres mondes visibles et invisibles aux yeux humains y circuleraient ainsi comme lui, plus ou moins vite. Et les rôles pourraient changer d’une existence à l’autre. Une antilope devient humaine, un humain renaît chez les fantômes, un fantôme chez les titans, un titan chez les dieux... Chacun serait mû par la dynamique de ses émotions et de ses actes (en interdépendance avec celle des autres êtres), sans qu’il en ait vraiment conscience.
L’ensemble des pensées, des sentiments, des tendances, etc. constituerait ce qu’on prendrait pour un moi, voire pour une âme. L’univers tout entier apparaîtrait et disparaîtrait aussi de manière cyclique, à son rythme, avec les êtres qu’il contient. Mais, selon le bouddha, l’homme serait anatman, sans âme, non âme, comme d’ailleurs tout être vivant, y compris un dieu des paisibles royaumes sans forme. Les dieux jouiraient d’une existence plus agréable et plus longue que les hommes, mais intoxiquée par le désir subtil des états extatiques. Les dieux mourraient aussi, selon le bouddha.
Aucune entéléchie ne se réincarnerait à la mort, ni pour eux, ni pour nous les humains, ni pour les animaux... Il n’y aurait donc pas de réincarnation au sens hindou du terme. Les propensions latentes continueraient dans l’univers et tendraient à faire renaître un nouvel être, totalement ignorant d’où il vient et de ce qu’il est. Puisque ses actes sont supposés être l’expression d’une absence de compréhension de la nature éphémère et décevante qui les caractérise, l’humain souffrirait en vivant.
Le bouddha propose sa méthode à adopter pour arrêter le cycle, se libérer de cette opacité, de cette non-reconnaissance, et réussir l’extinction de sa souffrance. Par une vie plus correcte, plus lucide dans son appréhension des phénomènes, il pourrait avancer dans cette direction, c’est le sentier, la voie. Mais outre une vie juste, des techniques seraient nécessaires. La méditation sur le souffle permettrait de pacifier son esprit agité. Celle sur le caractère repoussant et transitoire de son propre corps libérerait l’ascète du désir sexuel. Mais il y en aurait bien d’autres encore à vivre, généralement en solitude... Le méditatif pourrait atteindre ainsi à des plans de plus en plus subtils où des « expériences » intérieures seraient vécues, qui seraient autant de dissipations de ses illusions.

Kusan Sünim (1901-1983), bonze coréen, raconte que sa première expérience d’éveil spirituel fut obtenue en méditant debout, et non assis. Il avait dédié cette pratique intensive à un camarade qui venait de mourir dans ses bras d’une indigestion de riz gluant offert par des bienfaiteurs laïcs. L’estomac fragile, habitué à une nourriture très frugale, n’avait pas résisté à ce délice, trop abondamment offert et servi fort chaud. Auparavant, nos amis s’étaient fait cette promesse : le premier des deux qui atteindrait l’illumination « ferait traverser l’autre vers l’autre rive » ; il l’aiderait à faire l’expérience de l’éveil. Son camarade était mort sans avoir connu l’illumination. C’était donc à Kusan de relever le défi et à faire office de passeur spirituel. Mais selon leur croyance, notre moine n’avait que quarante-neuf jours devant lui pour cette réalisation qui lui permettrait de faire passer son ami défunt, flottant encore entre les mondes, sur le « rivage de la paix ». Le processus était supposé être irréversible sept semaines après le décès. Passé ce délai, ce dernier serait inexorablement repris par le cycle de la renaissance. Pressé par le temps qu’égrenait le tic tac de l’horloge de son ermitage, Kusan s’était levé de sa posture en lotus. Il était décidé à méditer debout, et faisait face au cadran, pour ne pas s’endormir. Il voyait passer en vain les heures. Hélas, raconte-t-il, le quarante-neuvième jour était arrivé, les dernières heures s’écoulaient irrémédiablement, puis les dernières minutes. Il n’avait rien obtenu de sa méditation. Il ne pourrait donc pas accomplir son vœu de libérer son ami. Au moment où les deux aiguilles de la pendule se superposèrent, indiquant précisément qu’on arrivait à la « vingt-cinquième heure » de l’ultime jour, l’horloge émit un petit « clac ». Déclenchée par le son de ce déclic, Kusan connut l’expérience de l’illumination...
Mais ce n’est que plusieurs années plus tard, qu’il éprouve, dit-il, une expérience plus totale de l’éveil. Assis dans sa chaude tenue grise molletonnée, il perd la conscience de ce qui l’entoure dans son ermitage de montagne mal calfeutré et ouvert aux quatre vents. Comme pétrifié en position du lotus, il retrouve enfin la perception. Il se rend compte que des petits oiseaux se posent sur ses épaules, volettent, vont et viennent autour de lui et font un charivari de leurs pépiements. De leurs becs ils ont déjà commencé à défaire le tissu de son habit sans qu’il s’en rende compte. Ils picotent sa peau, en chipant les fibres du molleton de sa veste, afin de faire leurs nids non loin de l’ermitage. Sorti de sa méditation par les petits volatiles, son vêtement dépenaillé par eux, il se décide à quitter la solitude et à revenir au monastère dans la vallée. Il demande aux autres combien de temps a passé, et découvre, à sa surprise, qu’il est resté plusieurs semaines en « catalepsie » méditative. Kusan, coiffeur devenu bonze, puis abbé, ouvrira le monastère de Songwang-sa aux autres nationalités, en particulier occidentales.
On raconte d’un autre moine contemporain, japonais en l’occurrence, Kodo Sawaki (1880-1965), qu’il aurait, lui aussi, connu l’illumination. Interrogé un jour à ce sujet, il dépassionne un disciple en lui disant en substance : « [vous savez,] l’illumination c’est l’endommagement ultime. » Bien que la traduction trahisse la signification, faut-il comprendre que l’expérience est terriblement profonde ? Le voyage du nirvana, s’il existe, ne serait pas vraiment l’épatante promenade, le bonheur que des livres proposent. Il ne s’agirait pas de vacances d’où l’on rentre en pleine forme, enchanté, en recommandant la destination à tous les amis. Une gravité semble se dégager des anecdotes qui précèdent. Elle incite l’aspirant à réfléchir, à peser le pour et le contre, à bien comprendre ce qu’est le nirvana auquel il aspire, et à toutes les conséquences, avant de s’engager : en sanskrit « nirvana » signifie extinction, à l’image d’une bougie qu’on souffle.
Alors, selon la promesse ancienne du bouddha, il n’y aurait, au terme du chemin, plus de vie humaine à venir, le feu du désir s’éteindrait, le cycle de la migration s’arrêterait. Mais rares seraient ceux qui bénéficieraient vraiment des étapes successives de l’absorption méditative. Elles nécessiteraient bien souvent l’adoption d’un mode de vie tout à la fois vertueux et très disponible, celui des bonzes. Ne travaillant pas, n’ayant ni maison, ni famille, recevant leur nourriture de la population active, ils pourraient se consacrer à leurs utiles contemplations.

Ces moines, contrairement aux apparences, ne partagent pas toujours les mêmes explications aux contemplations qu’ils traversent en méditation. Le monde est-il réel ? Selon que les contemplatifs répondent par l’affirmative, par la négative, ou par d’autres moyens, ils se rattachent à des idées différentes et aussi parfois à des institutions diverses.

Pour la plupart des écoles du bouddhisme le monde est un dynamisme de causes et d’effets. Il résulte des actions des êtres, mais aussi des climats, des facteurs naturels et surnaturels. La tradition appelée Théravada (voir chapitre III), « voie des patriarches » ou des « anciens », accorde une importance essentielle aux points évoqués ci-dessus. Dans ce véhicule des patriarches le monde est vu comme inévitablement douloureux et, en cela, réel. Mais la personne, elle, peut découvrir en elle-même le nirvana, la perfection, c’est-à-dire se détacher de tout le dynamisme qui la rattache au monde. Selon ce modèle le monde existe, mais les expériences des êtres, passionnées et émotives, sont illusoires.

D’autres écoles philosophiques bouddhiques divergent de cette tradition et vont plus loin. Le monde serait en réalité une construction de notre perception. Il ressemble à un mirage, un arc-en-ciel, un son d’écho dans une vallée, un miroitement d’un lac clair. Aujourd’hui nous dirions peut-être que le monde ressemble au cinéma ou à une émission de télévision. Nous vivons un film intensément, nous nous passionnons et puis le générique arrive avec le mot « fin, » et nous nous disons que c’était une construction. Le film n’avait aucune existence sur l’écran. Il était une projection, un mouvement, une apparence. On reconnaît ici une analogie utile pour présenter des écoles appelées aussi grand véhicule ou Mahayana (voir chapitre IV). L’une d’elles est l’école de pensée « Cittamatrin » (ibidem). Elle se base sur un long texte tardif, le sutra Lankavattara. Ce terme de Cittamatra signifie « l’esprit seul ». Selon ses philosophes, le monde est comme un rêve présentant une apparence, une hallucination de l’esprit paisible original. Notre saisie égocentrique, cette manière d’opposer le monde et nous-mêmes par le jeu de nos pensées et de nos sentiments, nous hallucine et nous fait croire à la réalité de la terre, des êtres, des circonstances. Dans l’intensité de la passion, de l’implication, nous solidifions le monde, nous lui donnons une réalité qu’il n’a pas. Nous construisons la réalité.
Le méditatif peut alors se libérer non seulement lui-même, mais libérer également tous les êtres, et enfin toute la réalité autour de lui. Il suffit qu’il découvre la nature d’hallucination de sa perception. C’est un fondement du grand véhicule. En une seule méditation, toute la manifestation et les êtres sont ainsi rendus libres. Ce pari extraordinaire est plus audacieux encore que celui de Blaise Pascal ! On le retrouve dans le texte fondateur répandu actuellement en Chine, à Taiwan, au Viêt-nam, en Corée et au Japon : le sutra de la prajna paramita, ou perfection de sagesse.
« La forme est vide, vides sont les formes », dit le début de ce sermon traduit dans les diverses langues extrême-orientales. Se libérer de la lassitude, de la frustration, et libérer les autres signifient en réalité percevoir la supercherie de notre perception limitée qui nous fait croire au caractère inévitable des apparences.
Si nous admettons que le monde est illusoire, est-il habité aussi par d’autres mondes illusoires ? Dépendons-nous d’autres consciences, d’autres qualités subtiles, pour enrichir notre corps humain animal d’une intelligence et d’un savoir être sophistiqué ? Le monde serait-il donc rendu plus habitable par d’autres forces que celles, visibles et connues, des humains ? Ces présences diverses et évoluées portent le nom de bodhisattvas dans le grand véhicule. On les trouve, par exemple, dans le sutra de Vimalakirti. Plus encore, elles pourraient même apparaître, par exemple, sous la forme de maîtres spirituels, ou de qualités exceptionnelles chez des êtres humains. Ces présences incompréhensibles, plus évoluées et souvent imperceptibles à nos sens, transforment-elles le monde terrestre par leur sagesse, en un univers qui exprime leur connaissance de la nature des phénomènes ?

Mais des objections sont venues pour opposer à cette idée d’un univers illusoire, le fait que l’environnement est cependant solide et réaliste. Les substances qui composent notre monde sont, pour certaines, dures et tangibles. On ne passe pas aisément à travers le vieux granit du Massif central de France ! Aujourd’hui, afin de bien découvrir la vie sous-marine, il faut pouvoir bénéficier d’un scaphandre de plongée ! Et, pour vivre en société, il est nécessaire de comprendre les usages et les lois de cette dernière !
La matière, la nature, la vie obéissent à des exigences. Celui qui les connaît vit et se développe avec les autres et dans le monde. C’est la condition d’une pratique spirituelle saine.
Des pratiquants ont reconnu cette nécessité. La perspective équilibrée, « madyamika prasangika », que le dalaï-lama enseigne au public occidental dans ses vastes chapiteaux se caractérise aussi par la nécessité de respecter la nature des apparences, c’est-à-dire les lois, les règles et les codes de bonne conduite dans le monde, comme dans le Théravada. Mais elle s’intéresse aussi à la relation aux présences éveillées qui accompagnent les êtres humains dans un monde infini, insondable, énigmatique... et vide de réalité intrinsèque. Elle fait partie intégrante du Mahayana.

Mais lorsque la « rencontre » est provoquée directement grâce à des techniques yogiques, on parle de véhicule de diamant ou Vajrayana (voir chapitre V). Ce chemin intègre la méthodologie tantrique d’autres écoles indiennes plus anciennes à une démarche bouddhique, la transformant ainsi totalement.
On lit, ici ou là, que le tantrisme lui-même aurait plus de six mille ans d’existence... Compte tenu de cette antiquité, il est difficile de connaître les conditions précises de sa genèse.
Dans le tantrisme bouddhique le disciple apprend à visualiser des images symboliques des êtres illuminés —bouddhas, divinités et protecteurs— à répéter les sons sensés le relier à cette réalité, les mantras, à vénérer son lama initiatique comme un bouddha vivant. Plus expéditives que les conceptions Théravada et Mahayana où l’on cultive progressivement les causes de l’accomplissement, les méthodes du tantrisme bouddhique sont parfois qualifiées d’approches de l’éveil par le fruit. En effet, l’élève est invité à entrer de plain-pied dans une imagination de la réalisation illuminée, afin d’accélérer ses processus de transformations psychosomatiques.


III
BOUDDHISME DES ANCIENS :
LE THÉRAVADA


LES ÉPISODES DE LA VIE de Sakyamouni que nous avons évoqués dans le chapitre I ressemblent un peu, parfois de manière étonnante, à ceux que la voie jaïn a immortalisés pour son propre fondateur, Jina. Si la vie du bouddha s’inscrit dans la dimension du mythe, tout autant que dans l’histoire, il est tout aussi impossible de démêler l’écheveau de ce qui est historique de ce que ses hagiographes ont brodé dans l’enseignement du bouddha.

Mémorisé par ses disciples monastiques, l’enseignement oral du bouddha est rassemblé et systématisé, deux à trois mois après son extinction. À Rajagriha, le premier concile des cinq cents bonzes ayant atteint l’état d’Arhat, ou « libération du cycle des existences », se réunit. C’est Ãnanda, le cousin du bouddha, son serviteur et son habilleur, qui le préside. La légende raconte qu’il obtient d’ailleurs l’illumination spirituelle des Arhat, si indispensable à l’exercice de l’autorité, la nuit qui précède le concile, juste à temps en somme ! C’est qu’Ãnanda connaît bien la vie et le message du bouddha, en ayant côtoyé ce dernier dans son intimité quotidienne. On rapporte l’infaillible mémoire d’Ãnanda pour les enseignements oraux du bouddha, il serait capable de les réciter par cœur. Les sermons ainsi restitués par Ãnanda sont d’ailleurs aujourd’hui encore reconnaissables par cette formule qui lui est attribuée, et qui les introduit : « ainsi ai-je entendu... » Pendant ce premier concile, les enseignements du bouddha sont rapportés par ceux qui les connaissent le mieux. Ils sont classés en trois corbeilles. Il y a les règles d’éthique comportant le pratimoksha ou code monastique. C’est la corbeille dite du vinaya, et elle est codifiée sous la responsabilité du moine Upali. Il y a les sermons du bouddha, restitués aussi fidèlement que possible par Ãnanda, on appelle cette corbeille celle des sutra. Il y a enfin les enseignements plus complexes, portant sur la psychologie et la cosmogonie, reprenant d’ailleurs des points doctrinaux importants, c’est la troisième corbeille, dite de l’abidharma.
Ces enseignements seront mis à l’écrit plus tard, à l’occasion de quelque concile ultérieur. Une transmission orale de maître à disciples dut prévaloir pendant la période où les textes restèrent sans forme écrite. La langue palie semble avoir servi pour d’anciennes retranscriptions. Cette langue dialectale proche du sanskrit pourrait s’apparenter de près à la langue magadhi, celle de la région du Magadha où enseignait le bouddha. En pali donc, ont été préservés à Sri Lanka ces textes anciens, et leurs trois corbeilles. Évoquent-ils une réalité mythique ou historique ? Chacun se fera son idée. Leur doctrine religieuse, rédigée pour convaincre, a traversé le temps. Cet ensemble canonique semble être parvenu, avec ou sans altérations, jusqu’à notre époque.

L’influence du bouddhisme ne connut son plein essor que plus tard, vers le troisième siècle avant J.C., avec l’empereur Asoka (ou Ashoka). Il adopta sa manière de vivre et la fit se répandre. Il ajusta sa politique avec le message bouddhique, qu’il fit inscrire sur des colonnes de pierre partout dans son royaume. Des missions de sensibilisation furent expédiées sous le patronage du roi Ashoka dans d’autres parties du continent indien et bien au-delà. Son propre fils, dit-on, qui était un bonze, Mahinda, puis sa propre fille, une nonne, la moniale Saghamitta, vinrent à Sri Lanka et y établirent la forme Théravada qui nous est parvenue. La nature insulaire de Sri Lanka permit sans doute de bien en préserver les formes... Il semble que le premier canon des textes qui y fut conservé, réunissant les trois corbeilles des enseignements canoniques, date du premier siècle avant Jésus-Christ. Il est écrit dans la langue palie.
Depuis Sri Lanka le Théravada rallia alors la Birmanie par voie maritime. Mais les voies de diffusion sont complexes, intriquées et peut-être redondantes. Il apparaît que parmi les formes originales, dix-huit écoles anciennes proches les unes des autres existèrent, qui ne différaient que par des détails doctrinaux. Mais seule l’école Théravada survécut parmi elles. On la trouve aujourd’hui encore à Sri Lanka, en Birmanie, en Thaïlande, au Cambodge, au sud du Viêt-nam, au Laos, etc. Aujourd’hui le Théravada réunit au moins 150 millions de fidèles en tout dans ces pays d’Asie du Sud-Est.





MESSAGE[1] DU THÉRAVADA :
PAROLES DU BOUDDHA


IL Y A DEUX EXTRÊMES, moines, qui doivent être évités par celui qui a renoncé : 1) l’indulgence dans les plaisirs sensuels. Elle est basse, vulgaire, mondaine, ignoble et sans profit ; 2) la mortification de soi. Elle est pénible, ignoble et sans profit. Abandonnant ces deux extrêmes, l’Ainsi Allé (le bouddha) a compris la voie du milieu qui promeut la vision et la connaissance, et qui tend vers la paix, la sagesse transcendante, l’illumination et le nirvana. Quelle est cette voie du milieu ? [...] C’est le très noble sentier octuple, c’est-à-dire la compréhension correcte, la pensée correcte, la parole correcte, l’action correcte, le mode de vie correct, l’effort correct, l’attention correcte et la concentration méditative correcte.

Maintenant voici la noble vérité de la souffrance : naître c’est souffrir, vieillir c’est souffrir, être malade c’est souffrir, mourir c’est souffrir, être associé à ce qui est désagréable, c’est souffrir, être séparé de ce qui est agréable, c’est souffrir, ne pas obtenir ce que l’on désire c’est souffrir. [...]
Maintenant voici la noble vérité de la cause de la souffrance. C’est la soif (le désir) qui produit la renaissance, accompagnée par l’attachement passionnel, voulant ceci et cela. C’est le désir des plaisirs sensuels, la soif de l’existence, et la soif de non-existence [des souffrances].
Maintenant voici la noble vérité de la cessation de la souffrance : c’est la complète séparation de cette soif, sa destruction, son abandon, sa renonciation, la libération, le détachement de celle-ci.
Maintenant, voici la noble vérité du chemin menant à la cessation de la souffrance : c’est le noble sentier octuple ; c’est-à-dire la compréhension correcte, la pensée correcte, la parole correcte, l’action correcte, le mode de vie correct, l’effort correct, l’attention correcte et la concentration méditative correcte. [...]
(Les quatre nobles vérités, premier enseignement du bouddha, Dhammacakkappavattana sutra)

Moines, tout brûle. Et qu’est-ce qui brûle ? L’œil brûle, les formes brûlent, la conscience visuelle et le contact visuel brûlent. Tout ce qui est ressenti comme agréable, désagréable, ou ni l’un ni l’autre, et s’élève avec le contact visuel comme condition nécessaire, cela aussi brûle. De quoi cela brûle-t-il ? Cela brûle du feu du désir, du feu de la haine, du feu de la confusion. Je dis que cela brûle de la naissance, du vieillissement et de la mort, des soucis, des lamentations, des peines, du chagrin, du désespoir. L’oreille et les sons brûlent. [...] Le nez et les odeurs brûlent [...] La langue et les saveurs brûlent [...] Le corps brûle [...] les objets du toucher brûlent [...] Quand un disciple a entendu et voit de cette manière, il se détache de l’œil, des formes [...], de l’oreille, des sons, [...] du nez, des odeurs, de la langue, des saveurs, du corps, des objets du toucher. (Le sermon du feu, Samyutta Nikaya, 35:28)

Ne vous fiez pas à ce qui a été acquis par une écoute répétée, ni à la tradition, ni à la rumeur, ni à ce qui est contenu dans les écritures, ni à l’injonction faite, ni à un axiome, ni à un raisonnement spécieux, ni au biais lié à une notion qui a fait l’objet d’une réflexion, ni à la capacité apparente d’un autre, ni à la considération suivante : « le moine est notre enseignant ». Quand vous savez [par] vous-mêmes [par expérience] : « ces choses sont bonnes, ces choses ne sont pas blâmables, ces choses sont louées par les sages, entreprises et appliquées ces choses amènent bien et bonheur », [alors] entrez et établissez-vous en elles.
La discipline de l’être noble qui est de cette manière dénuée d’avidité, d’hostilité, sans confusion, avec une compréhension claire et vigilante s’établit ainsi [dans l’immensité de ces quatre états d’attention] :
De son cœur rayonnent l’amitié, la compassion, la joie, l’équanimité vers une des quatre directions de l’espace. [...] Il s’établit ainsi, diffusant la pensée exaltée qui est libre de haine, en faveur de l’existence partout, dans tout l’univers, de tous les êtres vivants.
(Le bouddha a rompu ici avec les traditions dévotionnelles antérieures :
c’est la charte du libre discernement, in Anguttara Nikaya, Tika Nipata, Mahavagga, 65.)

Par l’effacement complet et l’extinction de l’ignorance, les formations de la volonté (formations karmiques, tendances fondamentales) s’éteignent. Par l’extinction des formations de la volonté, la conscience s’éteint. Par l’extinction de la conscience, la dualité corps-esprit (nom-forme, mental-matériel) s’éteint. Par l’extinction de la dualité corps-esprit, les six bases des sens (les domaines sensoriels, comprenant le mental, soit six) s’éteignent. Par l’extinction des six bases des sens, les impressions sensorielles (contact) s’éteignent. Par l’extinction des impressions sensorielles, le ressentir (perception) s’éteint. Par l’extinction du ressentir, le désir (soif) s’éteint. Par l’extinction du désir, l’attachement (saisie) s’éteint. Par l’extinction de l’attachement, le processus du devenir s’éteint. Par l’extinction du processus du devenir, la renaissance cyclique (naissance) s’éteint. Par l’extinction de la renaissance cyclique, le vieillissement et la mort s’éteignent, ainsi que le souci et les lamentations, la peine, le chagrin et le désespoir. Ainsi se produit l’extinction de cette masse de souffrance. Ceci, moines, est appelé la noble vérité de la cessation de la souffrance.[2]
(La cessation de la souffrance & les douze liens d’interdépendance cyclique
in Anguttara Nikaya, 3:61)


IV
BOUDDHISME DU GRAND VÉHICULE :
LE MAHAYANA


Avant notre Ère, une nouvelle forme de bouddhisme apparaît, qui s’est appelée elle-même Mahayana, ou grand véhicule. Ses promoteurs déprécient la voie des patriarches du Théravada. Ils l’appellent parfois le petit véhicule, de manière péjorative et comme pour s’en démarquer. Le monde sinisé se dote des textes traduits en chinois du sanskrit, y ajoute des commentaires et de nouveaux enseignements bouddhiques. Cette réécriture et ces apports traduisent le fait que le Mahayana diverge du Théravada en s’enracinant progressivement dans d’autres cultures que celle de l’Inde. On y découvre des traités sur la vacuité absolue, la prajna paramita ou sagesse transcendante, qui en font une sorte de mystère essentiel et nodal, le cœur de toute chose. En effet, les écoles du Mahayana soutiennent une interprétation radicale de la sagesse comme une vision pénétrante de la vacuité, shunyata, la nature ultime des phénomènes. Il suffit de percevoir la nature vide et illusoire du monde, et de soi-même. Alors, par cette méditation, les autres comme soi-même sont libérés de la souffrance. Le contemplatif identifie, en effet, intuitivement et profondément, la nature réelle de la vie, et l’illusion dont elle est tissée... La vacuité est donc parfois présentée comme une paire de sandales de cuir qui, mises sous nos pieds, nous évitent de nous écorcher. Nous n’avons pas besoin d’aplanir ou de couvrir la terre entière : il suffit que notre pied soit protégé d’une bonne semelle de cuir. De même la vacuité est l’utile semelle qui nous permet de prendre conscience de l’ensemble des phénomènes, sans avoir besoin de les connaître un par un. Il suffit donc de méditer, et l’ensemble de l’expérience, l’ensemble des êtres, est libéré de l’illusion et de l’ignorance. C’est l’illumination définitive de tous les êtres, c’est-à-dire la dissolution des voiles de l’ignorance, grossière, subtile et très subtile, du méditatif. D’où le nom de grand véhicule. Cette doctrine s’étend en Chine, au Viêt-nam, en Corée et au Japon.
Ces écoles plus tardives du Mahayana reconnaissent des êtres merveilleux, les bodhisattvas, nombreux et extraordinaires, mythiques et fascinants, dotés de sagesse et de moyens d’action inconcevables. Ils agissent comme des intermédiaires, dans des plans adjacents au monde humain, pour promouvoir les qualités et éduquer les personnes. Dans le grand véhicule est assez généralement acceptée une cosmogonie de mille bouddhas qui se succèdent dans notre seule ère universelle. Nous en serions aux tout premiers des mille bouddhas de cet éon. La transformation du monde et des êtres humains s’effectuerait grâce à l’activité organisée des bodhisattvas qui les assistent. Ces êtres appartiendraient à des systèmes invisibles et cohérents, conformément au point de vue antique sur la multiplicité des mondes. Derrière la matière, cachées derrière, il y aurait d’autres réalités plus subtiles, indécelables ou presque, car au-delà de nos sens et de notre pensée. Ces réalités seraient douées de niveaux plus fins et subtils de conscience, voire de niveaux au-delà de la conscience, capable de connaissance et d’action jusque dans nos mondes.

Le Mahayana tend à affirmer également des bouddhas non-humains. Ces derniers n’ont pas vraiment d’existence terrestre. Il leur est attribué une sorte de réalité surnaturelle, dans des plans subtils, des « terres pures » accessibles par la méditation ou à la mort. Maitreya par exemple sera un bouddha pour la Terre, mais à l’avenir, d’ici quelques milliers d’années... Pour l’instant, il règne sur le paradis de Tushita. Amita, un bouddha rouge orangé, règne sur une terre de grande félicité située dans l’ouest du cosmos. Il est vénéré de nombreuses écoles, et jusqu’au Japon...
Dans l’archipel du soleil levant et dans la Corée voisine on trouve également une variété et une diversité de pratiques avec, par exemple, plusieurs types d’écoles zen.
Le zen, dit-on, fut inventé par Bodhidharma, le célèbre rénovateur du message de Sakyamouni. Bodhidharma serait venu d’Inde, un peu avant le sixième siècle de notre ère, peut-être. Il circulait le long d’une route de la soie. Ces caravanes traversaient les plateaux de l’Asie centrale. Elles reliaient le Moyen-Orient à l’ouest et l’Extrême-Orient à l’est. Elles diffusaient également des idées et des pratiques religieuses venues de l’Inde, sur ces terres de passage. On attribue au (mythique?) Bodhidharma l’introduction des arts martiaux au monastère de Shaolin, afin d’en fortifier les bonzes qu’il trouvait trop dévitalisés. On lui attribue aussi l’innovation de la méditation zen (on dira « chan » en Chine, « sœn » en Corée, zen au Japon). Ces termes presque synonymes semblent venir du sanskrit Dhyana, état de l’attention concentrée. Le grand véhicule se mêle bientôt, là comme ailleurs, aux pratiques animistes locales, mais aussi au taoïsme (et peut-être aussi au confucianisme dans une moindre mesure). Le « chan » circule ainsi le long de routes des caravanes vers l’est. Il arrive en Corée. Puis il traverse le détroit, de l’actuel Pusan au sud de la Corée, à Shimonoseki au Japon, vers le cinquième ou le sixième siècle de notre ère. Il atteint Nara, où il y imprime les formes caractéristiques de la culture coréenne, et constitue le premier moment du zen « japonais ». Ce zen japonais qui nous est parvenu aujourd’hui n’est cependant pas une unité. À Kyoto par exemple, près de Nara, dans la capitale ancienne du Japon, on trouve au moins deux écoles principales. Dans l’école Soto on médite, vêtu de noir, en silence intérieur, face à la paroi du dojo. Mais à Tofuku-ji, dans la branche Rinzai, on médite, vêtu de gris, un paradoxe de l’existence, appelé aussi koan.

Dans le Mahayana sont apparus plus récemment les bouddhismes de la terre pure, ou amidismes, du nom du bouddha Amita, évoqué précédemment. Ces mouvements plus populaires promettent la renaissance après la mort, dans un paradis. Ils viennent donc, après le cinquième siècle en Chine, rompre avec l’élitisme du zen.
L’une de ces mouvances, plus tardive encore, est caractéristique par son grand bouddha à Kamakura, dans une région proche de Tokyo. Elle prêche un moyen très simple d’obtenir le bonheur en répétant « namo amita boutsou, » (« je prends refuge dans le bouddha Amita »), et en psalmodiant des textes versifiés attribués au bouddha. Il existe aujourd’hui un foisonnement de mouvements religieux au Japon qui enseignent ces pratiques. Des écoles, basées sur le texte fidéiste du sutra du lotus de la bonne loi, correspondent mieux à la mentalité extrême-orientale que des formes plus anciennes. Elles intègrent l’imaginaire et réconcilient avec le monde rassurant de la foi.
Une sympathisante américaine, aujourd’hui convertie au christianisme, m’écrivait qu’elle avait rencontré un point d’arrêt après avoir pratiqué avec bonheur et plaisir des récitations rituelles amidistes pendant des années. Elle avait qualifié ce moment de mur de briques dans sa vie. Et face à l’évidence qu’elle devait s’arrêter, elle avait, en deux ans de plus, laissé tout ce qu’elle avait développé au cours de ces années d’ardeur dans son groupe. La certitude qu’il lui fallait quitter ce mouvement et cette « spiritualité » était vraiment venue de l’intérieur, personne ne la lui avait imposée. Elle me raconta comment cette prise de conscience avait surgi. Un jour le texte rituel quotidien qu’elle psalmodiait, imprimé en noir sur du papier blanc, était apparu en rouge dans sa perception, inexplicablement et de manière dramatique. Terrifiée, elle avait pensé qu’elle devait vite stopper, et tout quitter de cet engagement qui, selon elle, tournait mal... L’éveil n’était donc pas au rendez-vous de sa foi bouddhique, mais sa déception, elle, était bien arrivée ce jour-là !

Aujourd’hui les adeptes du grand véhicule seraient environ 100 à 200 millions en Chine, 30 millions au Viêt-nam, 40 à 80 millions au Japon, 15 à 25 millions en Corée, et peut-être 5 à 10 millions, voire bien davantage, dans la diaspora chinoise expatriée. La présence de la praxis communiste en Corée du Nord constitue encore, de facto, un obstacle à la vitalité de la tradition.



MESSAGE DU MAHAYANA :
LE MONDE COMME UN RÊVE


Le Bienheureux dit ceci : Mahamati, comme l’ignorant et le simple d’esprit, ne sachant pas que le monde est ce qui est perçu de l’esprit lui-même, s’attachent à une multitude d’objets externes, s’attachent aux notions d’être et de non-être, de soi et de l’autre, d’être l’un et l’autre tout à la fois, ou de n’être ni l’un ni l’autre, de l’existence et de la non-existence, de l’éternité et de la non éternité, toutes ces notions sont comprises [de manière erronée] comme étant caractérisées par une « nature en soi » [une nature intrinsèque]. Cette dernière s’élève par le jeu de la discrimination basée sur l’énergie de l’habitude. Ils sont adonnés ainsi à de fausses imaginations. Mahamati, c’est comme un mirage dans lequel des eaux seraient perçues comme étant réelles. Elles sont imaginées ainsi par les animaux qui, assoiffés par la chaleur de la saison, courent après [le mirage]. Ne sachant pas que cette eau est leur propre hallucination mentale, les animaux ne réalisent pas qu’il n’y a pas d’eau. De la même manière, Mahamati, l’ignorant et le simple d’esprit, avec leur esprit impressionné par toutes sortes de spéculations et de discriminations erronées depuis des temps sans commencement ; avec leur esprit brûlant du feu de la passion, de la colère, et de la folie ; se réjouissant dans un monde de formes multiples ; leurs pensées étant saturées par les idées de naissance, de destruction et de subsistance ; ne comprenant pas bien ce qui est signifié par existant et non existant ; intérieur et extérieur ; cet ignorant et ce simple d’esprit tombent dans la saisie d’un soi et d’un autre, d’un être et d’un non-être. Mahamati, c’est comme la cité [imaginaire] des Gandharvas que l’on prend pour une cité réelle, bien que cela ne soit pas le cas. La cité apparaît exister à cause de l’attachement à une mémoire urbaine préservée sous forme de graines inconscientes depuis des temps anciens. Cette cité est donc ni existante, ni non existante. De la même manière, Mahamati, s’attachant à la mémoire de spéculations et de doctrines erronées depuis des temps sans commencement, ils [l’ignorant et le simple d’esprit] s’attachent à des idées telles que soi et l’autre, être et non-être, et leurs pensées ne sont pas claires quant à ce qui est vu de l’esprit lui-même. Mahamati, c’est comme un homme qui, rêvant dans son sommeil d’une contrée emplie de diversité, avec des femmes, des hommes, des éléphants, des chevaux, des chariots, des piétons, des villages, des villes, des hameaux, des vaches, des buffles, des maisons, des bois, des montagnes, des rivières et des lacs, cet homme entre dans ses propres appartements [en rêve], puis il se réveille. Alors qu’il s’est réveillé, il se souvient de la cité et de son appartement [qui s’y trouvait]. Qu’en penses-tu, Mahamati ? Cette personne doit-elle être considérée comme sage, elle qui se remémore [en la chérissant] la diversité des choses irréelles vues en rêve ?

— Mahamati répondit : elle ne l’est pas, sans aucun doute, Bienheureux.

Le Bienheureux continua :

— De la même manière l’ignorant et le simple d’esprit qui sont mordus par les vues erronées et sont enclins aux théories [mondaines] des philosophes, ne reconnaissent pas que les choses vues de l’esprit lui-même sont comme un rêve, et sont soutenues par les notions de soi et de l’autre, d’existence et de non-existence. Mahamati, c’est comme la perspective d’un tableau de peintre où il n’y a pas la profondeur ni le relief imaginés par l’ignorant. De la même manière il y aura sans doute à l’avenir des personnes éduquées dans l’énergie habituelle, la mentalité et l’imagination, tout cela est basé sur des vues erronées de philosophes [mondains] ; s’attachant aux idées de l’un ou de l’autre, d’être à la fois l’un et l’autre, ou ni l’un ni l’autre, ils iront eux-mêmes à la ruine et y conduiront les autres [...] Mahamati, c’est comme un brandon que l’on fait tourner dans la nuit, la roue que ce mouvement dessine n’est pas réelle, contrairement à ce que perçoit l’ignorant, mais le sage lui le sait. [...] Mahamati, c’est comme ces bulles d’eau que crée une soudaine averse, et qui ont l’apparence de pierres translucides et précieuses, de cristaux, de diamants. L’ignorant, les prenant pour tels, leur court après. Mahamati, ce ne sont rien de plus que des bulles d’eau. [...] Mahamati, c’est comme les arbres reflétés dans l’eau. [...] C’est comme un miroir reflétant toutes les couleurs et les images. [...] C’est comme un écho avec le son de la voix d’un être humain, d’une rivière ou du vent. [...] C’est comme un mirage...
(Extrait XXXV, du Lankavattara sutra, texte fondateur de la perspective Cittamatra, école philosophique du grand véhicule dont le nom signifie « l’esprit seul ».)








J’ai obtenu une vie humaine disponible et rare ! : Afin que les autres comme lui-même traversent l’océan de l’existence, voilà comme le bodhisattva étudie, réfléchit et médite !

Vis-à-vis des êtres chers, le désir et l’attachement s’élèvent comme des vagues irrépressibles. Contre les ennemis, l’hostilité s’embrase. La confusion, quant à elle, plonge dans la torpeur et détourne de l’action utile. Pour laisser cela, le bodhisattva quitte son pays natal.

Abandonnant un environnement négatif, les émotions perturbatrices diminuent. Loin des distractions insidieuses, la conduite positive s’améliore naturellement. L’esprit clair, la connaissance s’élève sûrement. Pour cela le bodhisattva s’en remet à la solitude.

[...] Avec la fréquentation de ceux qui cultivent les émotions intenses, l’étude, la réflexion et la méditation disparaissent, hélas. Le bodhisattva abandonne les amis de cette sorte, qui le rendraient sans amour ni compassion.

[...] Les disputes pour des conflits d’intérêt ou pour quelques petites vanités détériorent l’étude, la réflexion et la méditation. Le bodhisattva abandonne aussi l’attachement pour le foyer de ses amis loyaux et même pour celui de ses généreux bienfaiteurs...
(Extrait du célèbre « Traité des trente-sept pratiques des bodhisattvas » du grand véhicule. Dans ce compendium, nous avons choisi les passages se rapportant à la solitude.)


V
BOUDDHISME TANTRIQUE :
LE VAJRAYANA


Revenons au moyen Âge et au monde indien. Du sixième au huitième siècle de notre ère, une troisième forme historique bouddhique naît dans le nord-est de l’Inde. On l’appelle Vajrayana ou véhicule adamantin, véhicule indestructible, véhicule de diamant. Il se base sur des textes ésotériques appelés tantra, et sur les rapports des disciples avec leur maître charismatique, appelé lama ou gourou. Ce véhicule est constitué de lignées nombreuses et ramifiées. Ce Vajrayana intègre la doctrine Mahayana, si tant est qu’on puisse parler d’une seule « doctrine » dans ces champs pluriels.
Il la complète avec un panthéon de divinités et de protecteurs. Ces personnages colorés et translucides ont des attributs fixés par une iconographie, des textes rituels et des commentaires explicatifs. Mais c’est le maître lui-même qui en confère la pratique au disciple au cours d’une transmission textuelle, d’une initiation et d’instructions orales détaillées. Il s’agit d’apprendre à visualiser divinités et protecteurs, soit comme extérieurs à soi, au dessus de sa propre tête, soit en face de soi, flottant dans l’espace, soit, pour les pratiques plus avancées, comme se confondant avec soi. Les protecteurs furieux, souvent de couleur noire ou bleu nuit, et les divinités de méditation, de diverses couleurs, sont visualisés collectivement dans des rituels puissants, utilisant psalmodie, chant, tambours et instruments à vent. Mais ils sont surtout pratiqués dans l’intimité de la vie de l’apprenti qui doit répéter aussi seul son rituel. Celui-ci peut être quotidien pour les protecteurs. Mais, pour les divinités, il peut être renouvelé jusqu’à quatre fois par jour dans le cadre d’une retraite, qu’elle soit individuelle ou collective. En théorie cette fusion du disciple avec la déité ou le protecteur est non-référentielle, car le disciple est supposé se confondre simultanément avec le bouddha et avec le maître de sa lignée, ainsi qu’avec la vacuité elle-même.
Le Vajrayana, ou tantrisme bouddhique, est nommé parfois aussi Mantrayana, car le « yogi » répète pendant ses visualisations des formules, généralement en sanskrit, appelées des mantras.
Les techniques de coordination entre la répétition des prières du mantra et la visualisation des divinités sont complexes, et nécessitent de nombreuses années pour être maîtrisées. Et encore ceux qui n’ont pas les capacités imaginatives nécessaires ne pourront pas véritablement accéder à la plénitude de cet univers à projeter sur l’écran de leur propre conscience, dans le substrat précis de leur propre organisme biologique. Ils devront se contenter de la maîtrise du rituel sous ses formes complexes, de la répétition du mantra et de visualisations plus simples.
Pour les plus doués, qui se trouvent souvent chez de jeunes disciples dotés de la plénitude de leurs moyens psychosomatiques, les pratiques yogiques, confidentielles et variées, au sein de cette imagerie mentale, sont supposées accélérer le chemin de l’illumination. Les doctrines tardives promettent, fort hâtivement sans doute, aux plus qualifiés « l’éveil en une seule vie humaine, entre la naissance et la mort. »
Mais ces techniques ne sont pas l’essentiel, car selon les pratiquants eux-mêmes, une influence se produirait qui ne devrait pas tout à leurs efforts, mais serait relation aux présences subtiles invoquées. Les transformations qui sont supposées en résulter consisteraient en une ouverture de « plexus » du corps et de « tsa », ou canaux énergétiques, jusque dans le détail de chaque « tiglé » ou grain de vitalité subtile. L’ouverture intérieure de ces ressources ferait s’élever des « lung » ou souffles subtils. Cela pourrait induire des expériences de plaisir ou de méditation, selon les cas. La sexualité deviendrait intérieure et plus contemplative pour moines et moniales. Elle serait mobilisée et puissamment transformée par le rituel et ses images, afin de produire extases et états méditatifs intensifiés. Outre le développement de la stabilité puis de l’acuité de l’attention, que l’on retrouve aussi dans les autres traditions, le grand attrait de ces méthodes résiderait dans la variété extrême des expériences, effets spéciaux et autres impressions intérieures. Les qualités exceptionnelles d’un maître initiatique accompli pourraient être indispensables pour induire chez son disciple ces expériences subjectives.
Les éléments qui précèdent, comme ceux qui suivent, sont présentés au conditionnel, c’est-à-dire sous réserve, en l’absence de toute possibilité de mise en évidence. L’élève pourrait éprouver une sorte d’impression vécue de « terres pures » de l’illumination des bouddhas ! Il pourrait même entendre des mantras spontanés s’élevant dans le silence de son oratoire ! Il pourrait voir le maître tantrique apparaître, à sa surprise, dans sa chambre sous une forme précise, claire et translucide, et lui sourire ! Il écouterait pour une nuit les chants divins des dakinis, déesses célestes de sagesse bienveillantes ! Il recevrait des images prémonitoires, découvrirait les possibilités télépathiques, etc. !
Il semble que des souffrances tout aussi intenses puissent être également au programme, s’intercalant entre ces moments privilégiés. Elles comporteraient des sensations et des états perçus comme désagréables, voire très pénibles. Elles pourraient occuper plus de temps dans la vie du disciple que ses heures claires. Ces moments terribles sont qualifiés pieusement de « purification du karma », voire « d’épreuves ». Les intéressés n’en parlent pas.
Il ne faut pas voir le « yogi » du tantra comme une monade. Il entretiendrait avec ce monde mystérieux et avec les autres disciples des relations d’échanges. Occuper une place centrale, élevée, dans une des hiérarchies du tantrisme permettrait-il à quelques heureux élus de bénéficier « d’énergies subtiles » réunies d’autres pratiquants à des situations périphériques? Le « potentiel subtil » de ces derniers serait-il ainsi indirectement mis à contribution, sans qu’ils le sachent, pour le plaisir méditatif de privilégiés ?
Il est affirmé aussi que le disciple « avancerait » très rapidement vers sa « libération ». Mais ce voyage du tantra a été qualifié d’opération à cœur ouvert sans anesthésie par un lama du XXème siècle. Il ajoutait qu’entreprendre cette aventure était comme se retrouver dans un train lancé à grande vitesse dont toutes les portes sont verrouillées. Il suggérait ainsi que toute marche arrière est difficile.
Pour le « yogi », les ressources subtiles seraient rendues disponibles grâce à la puissance du désir transformé par le tantrisme. Mais elles pourraient correspondre à l’ouverture rapide d’un capital complexe et inconnu, caché peut-être en divers endroits du corps, et qui se mobiliserait à partir d’un point du périnée, situé entre l’appareil génital et l’appareil rectal. Une fois « dépensé » pendant la jeunesse et la maturité dans les extases intenses du tantra, ce capital intime pourrait ne plus se reconstituer. Une diminution résultante de sa force vitale produirait en quelques années chez le disciple une détente et une aise. L’adepte deviendrait ainsi une personne plus placide et affable. Mais sa capacité à agir dans la société, à y maintenir sa place, à aimer et à être aimé, pourrait diminuer. Dans certains lignages, il pourrait perdre de son « ressort » et quelques-uns de ses projets. Les idées que nous venons d’évoquer ne constituent pas des informations factuelles, ni des généralités, mais de simples conjectures.

Mais revenons au VIIIème siècle, le Vajrayana arrive dans l’Himalaya grâce au traducteur Marpa. Il se développe au Népal, au Tibet, et partout dans les terres himalayennes. Le monastère de Drépoung au Tibet compte ainsi près de dix mille résidents, avant la sinisation du Tibet des années 1950. Nombreux sont alors les enfants de familles modestes qui bénéficient d’une prise en charge par les temples himalayens. On dit que le tiers des garçons tibétains appartenait au clergé, avant la colonisation chinoise, soit près d’un demi-million de personnes... Il faut dire que les monastères servent aussi d’école primaire et de collège. On y apprend à lire, à écrire et à compter.
On va bientôt retrouver dans le Vajrayana himalayen les signes d’une alliance avec les formes primitives de spiritualité locale. Les adeptes peuvent souffler dans des fémurs humains évidés pour certains rituels. Il s’agit d’appeler les esprits en faisant geindre l’os vide, et on retrouve une vieille coutume animiste transformée, comme il en existe en Asie. Ce tantrisme bouddhique venu de l’Inde comporte donc des éléments de l’antique spiritualité indienne, des enseignements propres au bouddhisme canonique et une certaine parenté avec des magies autochtones de l’Himalaya. Il n’a pas vraiment ou strictement d’unité, ni de pratique identique, mais il partage ce style esthétique qui le rend si reconnaissable avec les divinités bouddhiques flamboyantes, parfois souriantes, souvent grimaçantes, portant des crânes pleins de sang et des armes tranchantes (voir par exemple les illustrations en quatrième de couverture de ce livre). On voit donc que ce panthéon est peu compatible avec le doux bouddha du sud de l’Asie, par exemple. Les bonzes d’Asie du Sud-Est ont d’ailleurs peu d’admiration pour les formes du tantrisme. Ils les critiquent clairement, si on aborde ces sujets avec eux, en affirmant qu’il ne s’agit pas du « bouddhisme authentique. » Ils affirment même que la sexualité permissive de certains maîtres du tantrisme a terni la pureté de style de la méditation...
Dans les contrées himalayennes, il a donc fallu éviter que des dérives ne se produisent. C’est dans l’abus chez les initiés de ces imaginaires permissifs, dans leur généralisation au nom de la spiritualité ou de sa sagesse, que les maîtres eux-mêmes ont dû instituer des garde-fous. Ils ont eu aussi à éviter que la « puissance » secrète de la visualisation de soi et de l’autre ne serve d’alibi à la domination, à l’enrichissement, à la manipulation, à la débauche, voire à quelque « magie noire ».
De célèbres maîtres du Moyen Âge ont créé des lignages, leurs labels de qualité en quelque sorte. Quatre grands lignages sont apparus. Des myriades de lignées plus petites se sont ramifiées, certaines entretenant des échanges les unes avec les autres pour des fertilisations croisées. Il existe trois grandes écoles himalayennes de bonnets rouges (Nyingmapa, Sakyapa, Kagyupa). Puis le réformisme des bonnets jaunes intervient dans l’histoire du Tibet, auquel seront liées les figures bien connues aujourd’hui du dalaï-lama et du panchen-lama (école Guélougpa). Ce mouvement de rénovation apparaît vers le XIVème siècle au Tibet. Il représente clairement une tentative de remettre de l’ordre dans des tantrismes en pleine dégénérescence, en revenant à des bases saines et à l’esprit vertueux des premiers bonzes. Puis la représentativité du « dalaï-lama, » et son bouddhisme sont admis à la cour du roi Mongol Altan Khan. Ce dernier confère le nom honorifique de dalaï-lama, et se convertit publiquement (1578). De même, la cour de Chine, à partir du XVIIIème siècle, accepte aussi les dalaï-lamas successifs. Les empereurs de Chine font du Tibet une sorte de protectorat, assurant aux lamas Guélougpa la direction politique du Tibet, jusqu’à l’occupation révolutionnaire chinoise du XXème siècle.
Dans les quatre lignées indiquées ci-dessus se transmettent des informations particularisées par une institution qui est propre au monde himalayen : la réincarnation du maître : le « tulkou, » ou « corps apparent d’incarnation ou d’émanation ». Par exemple le dalaï-lama est une institution d’enfants retrouvés qui remonterait à quatorze incarnations supposées. Mais, même entre moines de la même école, ayant les mêmes rituels, l’accord n’est pas toujours unanime ! Tenzin Gyamsto, le quatorzième dalaï-lama, à qui on demandait, il y a quelques années de cela, quelle est la part de renaissances exactes dans celles qui sont retrouvées et reconnues aux Etats-Unis, répondit que selon lui elle est de l’ordre de 50 %. Une chance sur deux de se tromper ? D’autres officiels du tantrisme bouddhique affirment en outre qu’il ne faut pas accréditer aveuglément les tulkous, ces enfants intronisés comme des maîtres, mais les jauger à leurs œuvres effectives, plus tard, selon ce qu’ils accomplissent vraiment, et non sur un titre honorifique.

Le Vajrayana indien se diffuse aussi vers l’Asie du Sud-Est, plus ponctuellement, à Java par exemple, et bien entendu par voie maritime. On en trouve des traces superbes avec la « pyramide » de Borobudur qui serait la réplique d’une autre « pyramide » aujourd’hui disparue, et qui aurait été construite en Inde. Elle a été reconstruite au XXème siècle par des techniciens japonais à l’initiative de l’Unesco. Ils ont scié les pierres et numéroté chacune. Ils les ont déplacées, puis assemblées de nouveau, après avoir stabilisé la base de la vieille pyramide qui était sur une zone humide. Ils ont cependant omis d’ôter les numéros peints derrière chaque bloc ! C’est dommage.
À quoi correspond un tel édifice ? Il semble bien qu’il développe en trois dimensions un de ces systèmes de bouddhas, comportant des symétries, qu’on appelle mandala. Dans un mandala très simple, délimité par un cercle, il y a juste un bouddha à chaque point cardinal, un rouge à l’ouest, un bleu au nord, un jaune au sud, un vert à l’est et un blanc au centre, par exemple. Mais si le mandala est sophistiqué et complexe, comme ceux que les moines composent de manière éphémère avec des sables colorés, il peut compter plus de sept cents divinités bouddhiques.

Le Vajrayana et ses mandalas polychromes atteignent aussi le Japon et sa région d’Osaka. Il s’installe dans le petit massif montagneux de Koyasan, sous le nom de bouddhisme ésotérique shingon. On attribue l’introduction de ces pratiques au célèbre Kukaï (774-835), après son retour de Chine en l’an 806. Son ouvrage le plus célèbre est le « Hizoboyaku » en trois volumes. Il institua une forme de tantrisme, le « Tachikawa Ryu », dans laquelle la perte d’identité qui se produisait lors des relations sexuelles était censée permettre l’illumination. Selon lui le message de l’illumination devait être gradué en fonction des désirs des disciples. Il fallait accommoder leurs pulsions sous-humaines, leur aspiration morale, leur religiosité instinctive... Pour cela des niveaux adaptés de pratiques devaient les éduquer progressivement jusque vers la pratique ésotérique du shingon, pinacle de ce chemin.
Selon des travaux historiques récents[3], des bonzes vivant séparés au quotidien des femmes, auraient alors imposé dans cette école des relations aux plus jeunes de leurs élèves. Ces enfants et ces jeunes adolescents étaient appelés « chigo ». Mais des victimes plus juvéniles encore pouvaient y être « invités », à partir de l’âge de cinq ans. Les moines appelaient ces partenaires plus jeunes « kashiki ». Ces enfants portaient des robes en soie finement tissées et des jupons multicolores. À l’occasion leur visage était poudré, et les boucles de leurs cheveux n’étaient pas coupées. Les monastères comportaient de nombreux enfants, qu’ils fussent de jeunes bonzes, ou que de riches familles les eussent envoyés en pension au monastère afin d’y recevoir une instruction scolaire. Ces derniers servaient de pages aux religieux. Un genre littéraire naquit alors, le « Chigo monogatari » qui évoquait la passion de ces étranges moines pour ces gosses. Le bodhisattva de la compassion, appelé Kannon au Japon, fut d’ailleurs souvent, à partir de cette époque, représenté comme l’un de ces « garçons divins », et l’on dit même que certains de ces trop jeunes élus servirent de modèle pour ses statues. Enfin le célèbre « Chigo no soshi », rouleau du XIVème siècle conservé au monastère shingon de Daigo-ji, et considéré comme un trésor national japonais, montre, par des textes et des illustrations détaillées comment l’un de ces trop jeunes acolytes doit faire enduire son propre fondement d’onguents et de lubrifiants afin de permettre à son vénérable abbé de...

On trouve aussi le véhicule du tantrisme ailleurs en Asie sous la forme de traces archéologiques et de lignages variés. Le Moyen-Âge, vers le huitième siècle, a été l’époque où il devait être une des idées fécondes. Ces lignages se sont souvent éteints au fil des siècles.
On découvre ainsi les apparences du Vajrayana au Cambodge... C’est dans le site géant d’Angkor, enfoui sous la jungle luxuriante, que le tantrisme nous enseigne sa grandeur passée. Ce monde englouti constitue une mémoire étonnante. Il a été construit de l’an 800 à 1500 environ. Site gigantesque de plusieurs dizaines de kilomètres carrés, il comporte des dizaines de vastes temples de pierre, blottis dans une belle forêt tropicale aux arbres immenses. Il présente plusieurs inspirations, dont celles de l’hindouisme, du tantrisme (culte d’Hevajra), du Mahayana et du Théravada, selon les époques et les rois qui se sont succédés. Ses souverains étaient divinisés. On les appelait dieux-rois ou dévaraja. Ils étaient adorés comme des divinités du tantrisme, bouddhiques ou hindoues. On peut ainsi mieux comprendre comment les spiritualités s’implantent, se développent, rayonnent, se transforment, mûrissent et disparaissent. Depuis les vastes temples dédiés au « bodhisattva de la compassion, » Avalokitesvara, identifié à l’un des souverains, Jayavarman VII, on apprécie la dimension transitoire de tout projet de cette envergure. Que reste-t-il de la somptuosité, des fastes, des statues, des milliers d’éléphants, des feux d’artifice et des fêtes immenses qu’y célébraient les rois sur ses lacs artificiels ? Un Cambodge meurtri par la guerre, et semblable à lui-même. Une sacrée leçon, mais aussi le sort de toute civilisation... Reste le sourire des Khmers, serein comme celui des bodhisattvas sculptés dans la pierre.
C’est sans doute au Cambodge que des liens esthétiques et symboliques rapprochent le plus les yogas intérieurs du tantrisme, hindous et bouddhiques. Leurs pratiques secrètes de l’érotisme subtil se ressemblent-elles ? Les disciples du tantra bouddhique récusent une parenté troublante qui les gêne, semble-t-il. Ils prétendent que ce sont deux chemins spirituels très « divergents. » En réalité, il existe des ressemblances entre les iconographies, mais aussi les statuaires, les divinités du tantrisme hindou et du tantrisme bouddhique.



MESSAGE DU VAJRAYANA :
LA FAMILLE SELON JETSÜN MILAREPA (1040-1123)


MILARÉPA DIT : la Terre au début paraît être un bonheur merveilleux. Puis elle rabote le corps, la parole et l’esprit, telle une râpe. Labourer, cultiver, quelle fatigue ! Le grain semé trop loin ne retourne jamais. Les cités maladives où règnent la faim et le malheur se transforment en mirages de solitude. Une quantité de défauts dévore le cœur. Je ne désire pas de cage, et je ne deviendrai pas votre enfant adoptif.

— Ne parlez pas ainsi, protestèrent ses deux amis, les époux d’un couple sans descendance. Pour vous, nous trouverons la femme de votre vie, elle viendra d’une noble famille, et elle vous réjouira.

Milarépa répondit par ces vers :

— La femme au début est une divinité souriante, on ne s’ennuie jamais de contempler son visage. Mais dès qu’elle devient vieille, telle une sorcière, elle se fait acariâtre et répond par l’invective à nos aimables mots. Attrapée par les cheveux, elle s’accroche à nos genoux. Battue d’une verge, elle se saisit d’une spatule. À la fin de sa vie, vieille carne édentée, ses yeux odieux de goule paraissent dévorer notre cœur. J’ai oublié la haine des acariâtres femelles, et votre demoiselle, je n’en veux certes pas.

— Précieux lama, je sais que quand on est jeune on pense autrement, mais je suis vieux aujourd’hui. Si à l’arrivée de la mort je n’ai pas de fils, j’en éprouverai du chagrin. N’avez-vous pas besoin, de même, d’avoir un fils ?

Milarépa répondit :

— Un fils commence par exprimer l’aisance d’un prince du ciel, aucun moyen de se préserver de sa tendre séduction. Puis des dettes redoutables arrivent ; vous lui donnez tout et il n’est jamais satisfait. Il met dans votre maison la fille d’un autre, expulse ses parents bienveillants. À son père qui lui parle, il ne veut pas répondre. À sa mère qui l’interroge, ne dit rien. Enfin avec ses voisins les bavardages vont bon train, et la réputation de la famille est en ruine. Sorti de vous, l’ennemi vous a mangé le cœur. J’ai délaissé ces déchets du cycle des existences : les fils mondains, je n’en veux certes pas.

Les deux personnes âgées poliment acquiescèrent :

— Ennemi de sa vie, il l’est de toute évidence. Cela lui suffirait aisément d’engendrer une fille. N’en ayant pas nous-mêmes, nous nous sentons seuls.

Milarépa répondit :

— Une fille est au début un songe au divin sourire. Mais sa beauté ruine les richesses et les épargnes. Puis la malchance ne s’arrête plus. Face à son père, elle vole ce dernier et lui prend ses biens. En cachette de sa mère, elle dérobe et subtilise... Les cadeaux ne la rendent pas heureuse. Elle quémande la force vitale de ses aimables géniteurs. Elle devient, en fait, une arme rouge de sang. Dans le meilleur des cas, elle concourt à la richesse de tiers, dans la pire des situations, elle devient une cause de honte. Sabre de la chute, elle dévore notre cœur. J’ai abandonné ces malheurs sans issue, et une fille, cette source calamiteuse, je n’en veux certes pas !

L’homme et son épouse rétorquèrent :

— Un garçon et une fille ne sont pas obligatoires, mais quand même, sans leur famille, les malheurs de l’existence seraient intolérables pour tous les pauvres. En guise de réponse, Milarépa fit ce chant :

— La famille au début on la découvre avec plaisir. Elle arrive, prend racine, envahit la contrée. Puis, pour la boisson bue et pour la viande mangée, elle désire qu’une stricte réciprocité s’établisse. Elle produit des conflits, des colères, des comportements hostiles qui dévorent notre cœur. J’ai délaissé ces comparses de la vie en collectivité : la famille mondaine, je n’en veux certes pas.
(Extrait de l’ouvrage médiéval issu de la tradition orale himalayenne :
« Les 100 000 Chants de Milarépa ».
Derrière l’humour, le lecteur pourra trouver choquant le dédain affiché des relations familiales. Le déni de reconnaissance pour la valeur de l’amour filial et parental y est présenté comme un signe de liberté intérieure. Faut-il en rire ? C’est amusant comme une farce bien troussée. Sans doute, s’agit-il ici d’apprécier la littérature... Mais que doit-on penser si Milarépa constitue l’exemple mis en avant auprès de jeunes gens occidentaux ? Milarépa est l’inspirateur d’une interprétation du tantrisme bouddhique où la « dévotion » au « gourou » devient l’essentiel. Il y est présenté comme « l’être éveillé » par excellence. Fascinés par ce « modèle » certains, parmi les jeunes disciples, se désolidarisent-ils de leurs familles ? S’éloignent-ils de leurs proches ?


VI
BOUDDHISME
AUJOURD’HUI


L’hindouisme issu du brahmanisme védique naît (ou plutôt renaît) en Inde après le développement historique du bouddhisme, à la fin de l’antiquité, et chassera l’image du bouddha du continent indien. La voie fondée par Siddharta Gautama est alors devenue célèbre pour l’oisiveté de ses bonzes rasés. Son clergé nombreux absorbe d’importants moyens de subsistance dans une Inde appauvrie. Il faut allouer ses denrées à de gigantesques monastères. L’université bouddhique de Nalanda n’avait-elle pas dix mille élèves ! Ce système sera également vaincu de l’intérieur de ce continent qui l’a vu naître, par la lassitude des Indiens vis-à-vis de sa sécheresse doctrinale. L’enseignement Théravada manque souvent de magie, de figures colorées, de richesse imaginaire et de dieux à trompe bleue, comme Ganesh, une des divinités de l’hindouisme ! Les invasions musulmanes venues de Turquie se produisent au Moyen-Âge, puis celle des Moghols au XVIème siècle. Aujourd’hui le message de Sakyamouni a presque complètement disparu de l’Inde. Il reste vivant en Asie du Sud-Est. Il tend à devenir une tradition familiale, sans vitalité propre, dans le monde chinois et dans sa diaspora dispersée dans le monde entier. Enfin les hautes terres himalayennes restent un sanctuaire fragile du lamaïsme.
Les trois véhicules et leur variété d’écoles n’ont jusqu’à présent pas beaucoup communiqué entre elles. Le dalaï-lama, chef politique du Tibet en exil, encourage aujourd’hui le dialogue avec les autres spiritualités. Il se pose ainsi comme le leader du bouddhisme, aux yeux des Occidentaux. Mais il ne peut pas rallier les six millions d’adeptes du tantra bouddhique ! Car, même dans les traditions Vajrayana, la fragmentation des lignages, la multiplicité des écoles tendent à réduire ses prérogatives, au profit de nombreux autres « maîtres spirituels »...
De plus le dalaï-lama n’est pas reconnu comme un chef spirituel par les 350 à 400 millions de pratiquants, soit 99%, appartenant à d’autres traditions, en particulier Théravada, en Asie du Sud-Est, et Mahayana en Asie du Nord-Est. Son aura est aujourd’hui entretenue par le « petit écran, » sa représentation politique du Tibet en exil, son prix Nobel de la paix, ses visites pédagogiques en Occident, la profusion de ses livres, et sans doute surtout par sa remarquable image de bienveillance...

Des divergences tant doctrinales que d’intérêts expliquent donc le manque de dialogue au sein du bouddhisme. Images venues sans doute de l’histoire, images symboliques issues de la production littéraire, tant orale qu’écrite, des auteurs anciens, les représentations du bouddha se ressemblent, mais sont quand même distinctes. On reconnaît le bouddha assis en lotus. Mais des différences irréductibles existent. Même le sourire n’est pas le même selon les cultes, les pays, les statuaires. Plus doux, il illumine les bouddhas khmers. Plus affirmé, il fige certaines des statues himalayennes. En dehors de cette image du maître idéal, de ses postures sculpturales, les disciples ont donc forgé des systèmes religieux au fil des temps. Chaque culture et chaque époque ont transformé ces données en un dogme qui est particulier. Il n’y a donc pas de cohésion. Le message, la croyance, la vision ne sont pas à l’identique. La doctrine du nirvana est une nébuleuse qui comporte tant des différences que des parentés. La variété est donc une dimension essentielle pour comprendre cette dernière, de l’intérieur.
On le voit avec la robe des moines : safran en Thaïlande et au Cambodge, bordeaux au Tibet chez les moines du dalaï-lama, tirant sur le prune dans une autre école himalayenne : Kagyupa, fuchsia au Bhoutan, grise en Chine, en Corée et au Japon, mais aussi noire ou même brune là-bas, et aussi dans certaines écoles zen du Viêt-nam. À ce propos, notons que, bien souvent, le vêtement ample des moines laisse le bras droit nu et se porte avec des sandales. Il sied parfaitement aux peuples d’Asie qui l’ont adapté avec distinction, mais n’est pas toujours aussi esthétique lorsqu’il est porté par des sujets occidentaux par exemple. Parmi eux on note souvent des individus de carrure plus volumineuse, à la pilosité fournie du torse, des bras et des jambes. En robe du bouddha, l’effet produit, s’il est original, est assez déconcertant.
Au registre des différences, même les bonzes ne partagent pas tous la même diététique, certains sont végétariens, d’autres mangent aussi de la viande. Au Cambodge, dans la tradition Théravada, certains mendient encore chaque jour la nourriture. D’autres la reçoivent au monastère, en particulier dans des institutions européennes. L’une d’elle exige un loyer mensuel de chacun de ses moines. Beaucoup de moines et de moniales ont les vœux de chasteté. Cependant, au Japon, la plupart des bonzes zen ne les ont plus, depuis un ancien règlement politique de la vie religieuse...

Le bouddhisme ne fait plus recette en Asie
En voyageant en Asie, le promeneur est agréablement impressionné en constatant que la vie humaine en général y évolue dans de satisfaisantes directions, quand il y observe les êtres, les routes et les circonstances. Partout ou presque, il y a plus de confort, d’hygiène, de sécurité alimentaire et des moyens de vivre plus facilement. Les êtres peuvent un peu mieux apprécier leur existence humaine. La déliquescence de ses écoles et la crise des vocations du monde bouddhique constituent un phénomène de désaffection qui est relativement perceptible dans le monde asiatique... Certains pensent que c’est le niveau de vie plus élevé qui a entraîné ce relatif déclin.
De plus, dans un système éducatif moderne et laïc, les enfants puis les adolescents sont sans connaître les moines ni leur système de croyances. Enfin, outre le système scolaire, les institutions sociales et caritatives sont de moins en moins issues de la mouvance bouddhique dans les pays d’Asie. Ni éducative, ni à la pointe de l’évolution, la nécessité du bouddhisme asiatique est donc bien plus restreinte aux pratiques religieuses des mères, aux habitus familiaux et à leurs rites annuels... Le désir de sérénité de certains, parmi les jeunes générations urbaines d’aujourd’hui, constitue un facteur de renouveau. Cependant il est probable que la sophistication des intelligences des jeunes Asiatiques, bénéficiant d’une éducation raffinée, attentive et souvent polyglotte, pointe les insuffisances doctrinales des bonzes aujourd’hui.... La vie contemporaine, plus informée, plus cultivée, dotée d’Internet et des satellites de télévision, admet moins aisément la vision plus rudimentaire du monde que propose la tradition.

Un parfum de scandale
De plus, les scandales qui émaillent la presse d’information désolent chaque semaine les Asiatiques. Une maison de tolérance est découverte dans une pagode cambodgienne... Deux jeunes gens qui passent des pilules de méta-amphétamines sont attrapés par la police frontalière en Thaïlande. Les officiers leur demandent pour quel trafiquant ils travaillent, et obtiennent cette réponse polie d’une des deux personnes interpellées : « En fait, Monsieur, nous sommes tous les deux des moines. »
Toujours en Thaïlande, un bonze se fait photographier devant les soixante luxueuses automobiles de collection qu’il a acquises principalement avec l’argent des offrandes de ses fidèles. Bientôt c’est T.W., l’abbé bien connu d’un monastère[4], qui va bientôt défrayer la chronique et faire la une de la presse. Mais ce soir du 23 octobre 2000 il ne le sait pas encore. Au volant de sa Mercedes, il surgit au cœur de la nuit, une perruque sur son crâne rasé, un éblouissant uniforme de colonel du commandement spécial de guerre passé sur sa robe orangée de moine. À son revers il arbore les insignes distinctifs de l’armée, l’ensemble étant bien entendu une mascarade destinée à dissimuler son statut de bonze aux regards. Il se rend à une maison où deux femmes arrivent en taxi. Ils y passent ensemble toute la nuit. Le lendemain matin nos trois tourtereaux ont sans doute besoin de picorer, et se rendent au restaurant. La nuit suivante le scénario, avec le même rendez-vous discret, se répète. Ce que notre moine ne sait pas, c’est qu’il est surveillé, qu’une caméra cachée filme ses déplacements, et que la police va l’interpeller à la sortie de son nid. Les policiers le font sortir de sa luxueuse berline, lui ôtent sa perruque et ouvrent l’uniforme vert du colonel révélant dessous les robes safran du bonze, tandis que la scène est filmée en vidéo. Aux policiers qui lui demandent la raison de cet accoutrement, il répond que cela le rend heureux de s’habiller comme un officier, et qu’il le fait en hommage à l’esprit d’un ancien roi connu pour sa bravoure. Les images sont diffusées à la télévision thaïe, et provoquent une émotion mi-amusée mi-scandalisée dans l’opinion publique. Les fidèles du monastère de cet abbé frivole se rendent compte que leurs donations sont bien mal utilisées. Cet homme de quarante-trois ans a reçu de très importantes offrandes, tant de personnages importants de la société thaïe que d’anonymes. Et depuis qu’il est abbé, soit depuis bientôt une dizaine d’années, il s’est sans doute grandement enrichi. Le 26 octobre, après la diffusion télévisée de la vidéo, cinq cents familles refusent de verser leur obole à son monastère, réduisant par leur boycott les moines sans ressources à la portion congrue. Une perquisition dans la résidence de Son Excellence T.W., permet d’y découvrir des images pornographiques, de la lingerie fine, des bouteilles vides d’alcool, mais aussi, signe que notre bonze est prudent et avisé... des préservatifs. L’affaire fait donc grand bruit. Dans les articles de presse, le joyeux Supérieur est présenté de manière imagée par ses concitoyens comme l’un des moines du « Chivas Regal Gang », expression assez illustratrice du goût de certains bonzes d’aujourd’hui pour les alcools forts, et en particulier le whisky. Car cette affaire n’est que l’une parmi d’autres qui éclatent ainsi dans ce pays et ternissent le prestige de la robe du bouddha. Aujourd’hui, il n’est de semaine sans dépêche de presse pour jeter une lumière crue sur la vieille tradition officielle de l’abstinence.
Juste avant que cette affaire n’éclate, un autre supérieur de monastère s’échappe de justesse d’un bar de nuit, lors d’une descente de police, laissant précipitamment vêtements laïcs, postiche capillaire et lunettes de soleil dans les toilettes avant de filer en voiture. Mais ce qu’il ignore encore, à l’instant de sa fuite, c’est qu’il a été, lui aussi, filmé à son insu en caméra cachée pendant toute sa soirée au karaoké, alors qu’il descendait, ainsi costumé, des alcools forts et qu’il poussait la chansonnette avec les filles. Exposé désormais au regard public, il rend ses vœux et démissionne ainsi de l’ordre monastique. Les hôtesses expliqueront d’ailleurs aux enquêteurs qu’elles avaient deviné de suite que leur habitué était un moine, en dépit de sa perruque, en notant ses sourcils rasés, puisque c’est l’usage en Thaïlande pour tous les religieux ayant fait vœu de renoncement, si cette expression a encore un sens.
À Bangkok, on lit dans le journal quotidien ce qui était encore tabou social et moral, il y a vingt ans à peine. De plus, les bonzes parés de bijoux en or, de lunettes de soleil coûteuses, arborant un téléphone portable dernier modèle, et portant aux pieds des sandales griffées de marque, désolent quotidiennement leurs compatriotes.
Mais cela va plus loin, et il faut que les mentalités asiatiques aient changé ces dernières années pour que ces faits parviennent jusqu’à nous. Jusqu’à présent on osait rarement se plaindre en Asie des autorités religieuses, ce qui pouvait faire croire aux Occidentaux que le bouddhisme était plus vertueux que le christianisme. En réalité c’était l’attitude des populations qui était probablement différente, distinguant les Européens prompts à déterrer les scandales de quelques prêtres catholiques présumés pédophiles et les Asiatiques soucieux d’une certaine discrétion vis-à-vis de leurs bonzes. Mais les temps ont changé. Ainsi l’été 2000, vingt-quatre enfants, âgés de six à quatorze ans déposent successivement auprès de la police du district de Taipeh (Taiwan). Ils rapportent qu’ils auraient été victimes d’abus sexuels. Ces enfants ont plusieurs points communs : ils sont tous jeunes moines bouddhistes. Leurs parents les ont dédiés à la voie monastique. Et ils résident dans le même monastère à Hsichih, qui compte trente-deux jeunes bonzes en tout. Ils ont un autre point commun : l’auteur présumé des sévices, celui qu’ils ont désigné, serait leur supérieur, l’abbé du monastère, moine lui aussi, un certain C.H. Ce dernier prétend avoir chastement « serré dans ses bras, embrassé et baigné » ces jeunes bonzes. Mais il nie les faits qui lui sont reprochés, c’est-à-dire d’avoir abusé des trois-quarts des élèves du monastère. Les parents ont été invités à reprendre à la maison leurs fils, et nul doute que tous, parents et enfants, sont bien déçus.

Cependant, les scandales ne sont pas toujours requis pour que le message du nirvana perde de son aura et de son audience en Asie. Par exemple la crise est déjà ancienne au Japon. Le sanctuaire de Koyasan est dédié au maître shingon Kukaï, comme nous l’avons indiqué précédemment. Cet ordre est encore vivant, là-bas, mais en « perte de vitesse ». Je dors quelques nuits dans un des monastères. C’est presque vide, comme partout ailleurs dans les ermitages de la petite ville. Ils sont devenus une halte de pèlerinage pour les fidèles éduqués dans cette affiliation religieuse. Comble du mauvais goût, un pèlerin fume négligemment sa cigarette dans le jardin d’ermitage en contemplant fontaines et fleurs... Vers vingt-trois heures, je croise dans le couloir un jeune moine qui vient de troquer pour quelques heures sa robe du bouddha pour des blue-jeans et un polo. Il s’éclipse discrètement pour une sortie nocturne en ville, là où sa robe monastique n’a pas sa place...

Je me souviens également avoir présenté à des étudiants japonais à Tokyo des images zen, très familières des habitués de cette tradition. J’étais sûr qu’ils comprendraient aisément cette symbolique, puisqu’ils étaient natifs d’un pays zen par excellence : le Japon. Or aucun de mes étudiants japonais, dans cette université huppée, réputée et sélective de Kéio ne parut reconnaître ni avoir la moindre notion de ces quelques images traditionnelles, que je leur montrai sur des transparents au rétroprojecteur. L’université Kéio forme au Japon des élites gouvernementales, le premier ministre Junishiro Koizumi en est d’ailleurs issu. Or le zen s’avère aussi étranger à ses étudiants qu’à de jeunes Français... Je compris ce jour-là que le zen n’avait plus de vraie place dans l’éducation des enfants japonais.

Plus au sud en Asie, à Sri Lanka, l’assistance aux réunions de la communauté bouddhiste est composée aujourd’hui de personnes aux cheveux gris ou blancs, où la jeunesse fait défaut... Cela n’attire plus les jeunes, nous dit un des bonzes... Et cela ne leur parle pas autant que la nouvelle société de consommation, se désole-t-il...

Alors, faut-il voir dans les récits de moines fonçant au volant de voitures de sport, ou d’eurolamas au guidon de puissantes motos, faut-il déceler dans ces nouvelles ivresses le signe évident de la fin d’un bouddhisme authentique ? Ce ne serait pas l’annonce d’une fin éclair, mais celle d’une extinction des qualités de modération, de sagesse et de détachement, tout comme cela se produit peut-être ailleurs...
Il est donc étonnant de constater une mode en Occident, car elle paraît presque à contre-courant de la désaffection en Asie... Est-ce donc un destin particulier à l’Europe et aux États-Unis que de découvrir ce chemin de l’illumination, mille ans après l’Orient ?

Le Vajrayana s’implante à l’ouest...
Pour les moines qui approfondissent le chemin Vajrayana, il s’agit d’y garder en cohérence des croyances et des magies anciennes, issues de la plus profonde antiquité humaine, avec un bouddhisme classique. Parfois cette cohérence s’opère au prix d’un double langage : le disciple pratique les divinités en secret, laissant à ses désirs et à ses pulsions une grande liberté intérieure... Mais officiellement, dans ses rapports publics avec les autres, dans son monastère et autour, il adopte le langage lisse, pudique, rassurant et édulcoré du bouddhisme. « Compassion » et « générosité » prévalent alors, comme des idéaux, voire comme une langue de bois. Certains s’accommodent des contraintes et des permissions de la vie au monastère et y sculptent discrètement leur propre style de vie. Un Européen, vivant dans un clos monastique, et donc supposé pratiquer surtout la méditation, déploie dans sa chambre un équipement complet de télévision, avec magnétoscope vidéo, chaîne laser et une belle collection de disques compacts de variété ! La clôture de son monastère européen, qui interdit l’accès aux personnes extérieures, est bien pratique pour s’y adonner aux séries télévisées. Hélas, la haie qui isole cette partie du clos, permet de voir à l’intérieur de sa chambre depuis un certain point du dehors, lorsqu’il ventile sa tanière entre deux émissions !
D’autres encore se cachent pour siroter un peu d’alcool, dans le secret de leur chambre. Dans quelques monastères lamaïstes, la parfaite manière d’exprimer son admiration pour un moine ou une moniale, est de lui faire présent discrètement d’une bouteille de whisky Glenfiddish, dans sa boîte, entourée d’une écharpe blanche en soie. C’est le nectar de grande félicité ! Ce présent n’est pas refusé, ni dédaigné, l’auteur l’a vérifié en l’offrant... Le bouddha n’est-il pas, en toute chose, on the rocks ?!

La fin des maîtres ?
Pour avoir rencontré nombre de maîtres asiatiques célèbres et leurs disciples, je n’ai pas trouvé, en dix-huit ans d’exploration, de « bouddha parfaitement illuminé ». Mais j’ai connu des personnes profondes, mystérieuses et dignes, comme ce lama que le récit du « Voyage de la 5ème Saison » a évoqué sous le nom de « Très Précieux ». Il est aujourd’hui défunt. Un prêtre catholique qui l’avait connu me dit un jour en parlant de lui que c’était un « homme mirobolant »... Pour avoir rencontré le « Très Précieux », trois jours avant sa mort, face à face, tous deux seuls quelques instants dans la pièce où il recevait ses visiteurs, j’ai mieux perçu le sens ambigu de ce mot : « mirobolant ». Le vieux lama, âgé de quatre-vingts ans, arrivait à la mort, seul et humain, peut-être au fond comme les autres.
Il fallut me rendre à cette évidence : ce moine sympathique et remarquable était fort semblable, dans son frémissement de désarroi, à ses frères humains lorsqu’il atteignait progressivement le moment de la mort... J’ai alors rétrospectivement mieux compris qu’il avait aimé sa vie, ses biscuits Delacre « cigarettes russes », sa soupe d’os à la moelle que mitonnait son cuisinier personnel, et les dattes fourrées élégamment offertes par une disciple. Pourquoi pas : il aimait la vie... Lorsque je le vis ce mardi, juste après sa première attaque, hélas décisive, je compris qu’il laissait son existence, après avoir été jusqu’au bout et sans rendre les armes à la mort. Il ne partait pas volontiers... Je songe parfois qu’il me montra plus précisément la réalité de cette nature humaine, si fragile et si contradictoire. Mais, en revanche, il dissipa, par son exemple, la théorie « mirobolante » de la « bouddhéité ». Si la bouddhéité est un concept pour l’exégèse et la catéchèse, un tel concept ne peut vraiment être un homme. Le détachement, le renoncement ? Pas tout à fait, me montra le « Très Précieux » en ces derniers instants : Plutôt la vie, aller jusqu’au bout, mais y aller... dignement. Il avait encore, à trois jours de sa mort, son attention profonde et bienveillante pour ses visiteurs. Il me montra son souci de répondre ainsi à leurs attentes, alors qu’il faisait déjà face à l’imminence de son départ. Délicat, aimable et élégant, jusqu’au bout : le bilan de cette rencontre de neuf années avec ce Tibétain vénérable est donc bon, car j’ai abandonné, grâce à lui, le bouddha mythique des livres d’images. Il n’y eut pas la moindre pluie de fleurs, ni d’arcs-en-ciel, le jour de sa crémation publique, sept semaines après le trépas, mais un temps très gris qui s’éclaircit vaguement. Le maître disparut sans corps d’arc-en-ciel, comme pour tout le monde, selon le principe de réalité et non celui de plaisir. Cependant, de son vivant, les disciples en retraite dans sa proximité, furent assez nombreux à évoquer des expériences spirituelles étonnantes, dignes des meilleurs « effets spéciaux ». D’autres soulignèrent que son influence avait eu un pouvoir transformateur sur leur vie, la rendant plus conforme à leurs aspirations et peut-être à leur nature.
Les « bouddhas vivants » sont rarement impassibles. Le surhomme doré, éthéré, souriant en permanence, assis sans fin à savourer la sagesse totale du cosmos est une statue ou une image, au mieux une vision... Sans conflits, ni souffrances ? Cela existe sans doute dans les désirs des disciples, et aujourd’hui dans ces quelques grands films hollywoodiens où le maïs soufflé et l’esquimau géant sont incontournables pour accompagner le suspense des spectateurs. Alors le bouddha nimbé de surnaturels halos dorés vaincra-t-il l’armée des démons au pied de l’arbre de l’illumination ? Comme chacun le sait, la réalité quotidienne d’un humain est faite de toutes sortes de détails réalistes qui rendent quelque peu impraticable un tel « idéal » translucide et évanescent, en permanence... L’homme avec son corps, ses désirs, ses relations affectives, ses préférences est un défi à la sagesse, plus qu’une illustration de celle-ci.

Les uns décident...
À regarder les modes de sélection récents des « réincarnations » des « bouddhas vivants », en Occident ou en Asie, force est de constater que le processus obéit à des considérations qui ne sont pas toutes éthérées... Les lamas les plus influents de leur lignage ne présentent pas toujours une lettre de prédiction signée du vieux maître pour imposer un jeune « tulkou » de leur choix. Traditionnellement ce document autographe devait permettre de montrer que la volonté du maître défunt était bien respectée.
Un des quatre régents d’une vaste lignée himalayenne affirme même que la lettre de prédiction qui a servi à identifier le nouvel enfant, héritier de l’institution, est un faux manifeste. Selon ce lama dissident la lettre a étrangement mis plus de dix ans à surgir, et son écriture lui semble différente de celle du maître décédé. Ce régent suggère qu’un des autres membres du collège de régence l’a probablement écrite lui-même...
On le constate aussi souvent, le jeune « bouddha vivant » n’est pas toujours choisi parmi plusieurs enfants. Traditionnellement, on peut examiner attentivement plusieurs bambins porteurs de « signes auspicieux ». Cet examen attentif est fait par quelques lamas qui ont bien connu l’émanation précédente. Bien entendu, selon les lignées, il arrive que le choix s’impose pour d’autres raisons. Et l’intuition fulgurante d’un expert en ces questions peut donner également ses résultats...
Une éducation attentive a de toute façon un pouvoir transformateur ! L’enfant choisi, même d’un potentiel moyen, a ainsi toutes ses chances d’assumer plus tard des responsabilités auprès des disciples... Un choix incertain n’obère donc pas un devenir de lignage. Mais aujourd’hui les précepteurs expérimentés se font plus rares dans des écoles qui ont connu l’exil... La vitalité de cette transmission s’étiole avec la disparition des vieux lamas les plus instruits.
Choisir la succession permet à l’autorité qui tranche de continuer à tenir les rênes. À travers un enfant qui leur devra sa promotion au rang d’un bouddha vivant, ceux qui décident gardent eux aussi le pouvoir spirituel, le réseau de disciples et les offrandes bienvenues.

De nos jours la naissance des tulkous est aussi annoncée à la presse ! Si des journalistes collaborent à cette stratégie de communication, le lectorat populaire découvre qu’un « bouddha vivant », une « réincarnation » célèbre est née ! De nombreux lecteurs peuvent y croire, comme à une information vérifiée, à un fait avéré, si leur journal s’en fait le fidèle écho.

Un article du 8 octobre 2000 d’un grand quotidien régional est intitulé « Un lama tibétain réincarné en Auvergne ». Le journaliste y écrit (nous le citons en italique) : le « Très Précieux » « restera sans doute dans l’histoire de la spiritualité comme le premier moine bouddhiste à s’être réincarné en Occident ».
Toujours selon ce journaliste, la « réincarnation » du vieux « Très Précieux » serait un enfant « âgé d’à peine trois ans ». Et le même de conclure : « Le jeune “tulkou” (corps d’émanation) est un petit Auvergnat. Digne du scénario de Bertolucci, le réalisateur du film Little Buddha, cette réincarnation parachève l’ancrage définitif de l’une des plus importantes écoles du bouddhisme tibétain en Europe » (page II de la partie Magazine du journal).

Lorsque je découvris l’article ci-dessus, je fus quelque peu surpris par son ton affirmatif et presque péremptoire. Il ne laissait aucun doute sur l’évidence de cette renaissance, sans produire cependant le moindre indice, le moindre début de preuve. Le journaliste n’utilisait pas le conditionnel, mais le présent. Aucun point d’interrogation ne venait questionner ses spéculations. Il avait rédigé son papier comme s’il rapportait une information incontestable.
Le vieux lama avait-il laissé une lettre de prédiction autographe ou des instructions indiscutables ? Envisageait-il qu’on lui trouve une « réincarnation » ? De son vivant, il se souciait fort peu d’être le « tulkou » de quelque célébrité. Il semblait ne pas accorder beaucoup d’importance à un tel titre officiel pour lui-même.
C’est un « petit Auvergnat », affirme donc l’article cité. Et pourquoi pas une petite fille ? Deux fillettes naquirent presqu’un an après le décès du « Très Précieux », dans des familles de son voisinage. Ce fait a été discrètement évoqué dans le monastère des hommes, en aparté. On nous a rapporté cette amusante réaction d’un moine : « il ne manquerait plus que ce soit une fille ! »
Choisir une petite fille comme réincarnation du maître défunt était en effet possible dans cette tradition. Mais cela aurait déplacé le centre de gravité, le pouvoir et la manne nouvelle de dons financiers vers le monastère des femmes, situé à quelques kilomètres de celui des hommes.
Le papa de cet improbable « jeune tulkou auvergnat » est décédé depuis. « Il se serait donné la mort », entend-on murmurer. Mais, par respect pour sa mémoire et pour la douleur de ses proches, nous ne validerons pas cette rumeur.


VII
BOUDDHISME
DEMAIN ?

Oui, dans le bocage du temple [...], j’ai vu les plus libres d’entre vous
porter leur liberté comme un joug et des menottes.
Gibran Khalil Gibran, « Le Prophète ».

IL SE PEUT que ce nouveau phénomène s’essouffle en Europe, comme ils s’est endormi ailleurs, en particulier dans le monde asiatique... Ce déclin se produira en Occident, si les promesses de sérénité et de qualité de vie du bouddhisme sont des formules rhétoriques et non des évidences pratiques et quotidiennes. Nous verrons bien, ou plutôt les enfants de nos enfants auront sans doute une image plus précise du potentiel de cette importation.

Les points forts, ce qu’il apporte de neuf
Sa pratique a plusieurs avantages. Le premier est de mieux pouvoir s’arrêter dans la journée pour un moment de respiration ou de détente par le « vide » contemplatif. C’est très utile pour les actifs, les stressés, en particulier dans leurs vies urbaines. Deuxième point fort : le style zen chinois, coréen et japonais est fonctionnel. Il est bien adapté à la vie contemporaine, à la décoration des appartements, des maisons, voire au design, à l’esthétique moderne sobre et dépouillée, aux lignes pures des objets modernes et lisses. Troisième point fort, le bouddhisme peut se fondre avec d’autres approches à l’européenne très facilement, que ce soit la cuisine diététique et joliment présentée à l’assiette, la balade au bord de mer où on médite les jambes croisées en tailleur, le nez face aux vagues qui déferlent, la chorégraphie plus lente et sereine dans nos ballets, un style de management plus détendu et souriant dans les entreprises de service, ou la relaxation à la maison.

En réalité derrière ces points forts, on retrouve une qualité bien spéciale. C’est l’introduction de la valeur spacieuse dans notre culture qui se produit à nouveau, opérant une évolution profonde de nos formes culturelles et sociales. C’est ce que nous apprend sans doute aussi le message de Sakyamouni : l’espace qui est entre les choses leur donne leur qualité d’expérience.
La galerie des glaces, au château de Versailles, ses jardins à la française avaient apporté une bouffée baroque d’espace et fécondé une civilisation triomphale, en lui insufflant plus de volume et plus de place. Il est pensable, de même, que l’Extrême-Orient, le Japon et leur imprégnation par des valeurs sereines collaborent à ce rajeunissement de nos cultures. Ces valeurs sereines contribuent harmonieusement aujourd’hui à un nouveau réajustement de notre espace quotidien, au travers de formes esthétiques et sociales contemporaines plus futuristes, spacieuses et dépouillées. Ainsi l’entreprise d’origine japonaise Sony a innové en libérant les volumes autour de nous avec ses très petits objets nomades.

Ses moyens limités de connaissance
Tout comme le christianisme a influé sur le devenir, voire sur le destin européen, le bouddhisme a contribué à marquer de son empreinte le monde asiatique, depuis deux millénaires et demi. C’est donc une borne, un repère important dans l’histoire de l’humanité. Cependant, si l’on examine attentivement tant le discours, le canon en langue ancienne palie par exemple, que les pratiques des institutions bouddhiques actuelles, on découvre que cette thèse repose sur des principes, des idées, des modèles du réel. Elle prétend expliquer et guider de manière intemporelle, subtile et parfaite l’humanité, à partir d’une philosophie qui, même complexe, s’avère somme toute antique et rudimentaire.
On peut subodorer que la vision bouddhique est aujourd’hui insuffisante : en comparaison, la science et la technologie savent évoluer et effectuent des remises en cause, presque en permanence. En revanche, dans sa conception même, cette théorie de l’illumination appartient à un monde engourdi voire englouti, car sa pensée est figée.
À la manière de ces pensées de système qui voudraient tout expliquer à partir de quelques principes et d’explications catégorielles, elle apporte des idées déjà faites sur un monde qu’elle ne connaît plus, et depuis bien plus longtemps.
Avec des concepts simples —même les plus fructueux— on se risque à banaliser la diversité et la richesse du réel et à tout vouloir expliquer. Le discours devient, dans la bouche des hiérarques ou dans celle de leurs disciples, une idéologie, et souvent, chez les fervents supporters, une de ces doctrines, voire l’une de ces tautologies que nous connaissons sous d’autres formes.
La liste est longue des « ismes » qui se sont désenchantés pendant les dernières décennies. Les enthousiasmes, les motivations idéalistes se forgent parfois ce vocabulaire cohérent, et adhèrent à des institutions pour s’y retrouver, sans pour autant dépasser leurs contradictions avec la vie, toujours surprenante, et qui a donc le dernier mot...
C’est le sort aujourd’hui du bouddhisme. Il fédère, seulement peut-être pour quelque temps, le désir d’idéal d’Européens en recherche de sens et en quête d’eux-mêmes. Oui, il cristallise leur aspiration à une vie plus sereine. Il stigmatise les difficultés d’une époque en des termes qui permettent de mettre le « monde » à distance, de s’en abstraire. Mais c’est une apparence. Il s’agit même d’une illusion : on ne s’extrait pas du monde ni des relations avec les autres, car on est lié à eux de par notre humanité. Alors le voyage du « nirvana » et sa grande aventure aux « terres pures » de l’illumination pourraient réserver rapidement une salutaire déception aux plus affirmatifs des nouveaux convertis.

Ce n’est pas ce qu’on nous dit
La vogue actuelle en Europe repose aussi sur des engouements émotionnels. Le Vajrayana dispose d’anciennes techniques de marchandisage mettant en scène le spirituel de manière plaisante. La parole positive, digne et édifiante du maître des tantras jaillit d’une haute scène débordant de dorures et de brocards colorés. Suivent des rituels publics avec l’usage démesuré et fabuleux de la liturgie médiévale. Le spectacle atteint un degré de perfection et d’émotion collective. Les Européens, pourtant aguerris à l’analyse sémiologique du catholicisme, puis de la société de consommation, n’ont encore aucune expérience pour décoder les techniques particulières de cette forme orientale de persuasion. Ne serait-elle pas, tout simplement, basée sur un érotisme subtil, inconscient et collectif ?
Tout comme la publicité et la mercatique jouent sur le désir, le lamaïsme et sa présence charmante savent toucher une part de sexualité inconsciente préservée par une éducation classique, et très disponible peut-être chez les candides Européens les mieux scolarisés. C’est que la mercatique spirituelle du tantrisme bouddhique est un fleuron. Elle mobilise des techniques de visualisation de soi et des autres. Un gourou peut-il ainsi s’imaginer en union sexuelle avec des disciples par exemple (sous la forme d’une déité transparente) ? Les élèves les plus introduits le font-ils eux aussi ? Les dames naïves qui viennent pour la première fois dans une telle assistance y sont-elles « sensibles » ? Cette pratique deviendrait-elle erronée, qu’elle n’en serait pas moins indétectable ! Nul doute que l’école, le lycée et l’université ne forment pas à ces pratiques de visualisation.
Ces techniques où ils se voient comme des divinités flamboyantes de passion vide, voire comme des couples mystiques en union sexuelle (yabyum), sont enseignées aux moines et aux moniales dans les retraites collectives de trois ans du tantrisme... Parfois les disciples les découvrent par eux-mêmes, au gré de leurs expériences avec leurs textes rituels et en filigrane des explications orales. Ces dernières ne disent pas tout. Et c’est dans l’intuition que suggérera un instructeur, dans sa proximité, son contact personnel, que l’élève devinera telle ou telle de ses techniques lorsqu’elles sont encore gardées secrètes. Utilisées sans conscience morale, ces méthodes donnent-elles une possibilité imperceptible de plaire, voire d’émoustiller les autres, ou même de tenter de les subjuguer sans se préoccuper de leurs propres désirs ? Nous laisserons prudemment chacun répondre à ces questions.
Des élèves audacieux apprennent-ils ainsi à se projeter, sans le laisser voir, dans la passion des autres au travers d’images bouddhiques, érotiques et secrètes, auxquelles ils s’identifieraient ? Les divinités, seules ou présentées en union sexuelle, sont parfois munies d’incisives saillantes. Elles sont souvent entourées de flammes. Par la puissance inconsciente qui s’en dégage, pourraient-elles être « instrumentalisées » par des gourous habiles, non comme un sentier vers la vacuité, mais plus banalement vers la manipulation des autres ? Ces derniers ne seraient même au courant de rien et serviraient ainsi sans le savoir à des imaginaires qui leurs seraient totalement étrangers.
Mais la séduction est l’une seulement des composantes de l’outillage que mobilise le tantrisme bouddhique. Et ce n’est pas la plus préoccupante.

Pratiques erronées ?
Ce qui doit être évité par l’apprenti, ce sont des interprétations dominatrices, négatives ou coercitives, de l’imagerie des protecteurs furieux du lamaïsme. On rappelle qu’il s’agit souvent de silhouettes de couleur très sombre, armées de hachoir, de poignard ou de lance, aux ongles crochus, aux dents immenses, qui piétinent un corps ou deux.
L’adepte déviant de ces rites pourrait imaginer, hélas, que la confusion avec cette silhouette terrible du protecteur noir lui permettra de mieux affirmer son propre caractère... Il pourrait tenter de dominer les autres, de les impressionner secrètement, sous l’honorable prétexte de pratiquer la transmutation des émotions à l’aide de cette visualisation terrifiante... Induire la peur et l’intimidation chez l’autre pourrait-il être recherché par cette technique d’imagerie mentale ou d’autres encore ?
Plus probable, la visualisation aberrante de meurtres symboliques, imaginés, pourrait-elle un jour déboucher sur un passage à l’acte chez un disciple fragile devenu déséquilibré ou fanatisé ? Pour les Guélougpas ce sujet est devenu sensible, désormais. L’église du dalaï-lama est aujourd’hui en conflit avec elle-même à ce sujet.
Les supporters récalcitrants de la propitiation d’une effigie courroucée, ont été en quelque sorte « excommuniés » par le leader modéré qu’est le dalaï-lama. Son apparence terrible est en effet inquiétante. Ce protecteur est représenté portant un collier de têtes humaines fraîchement tranchées et vivant dans un palais sur un océan de sang bouillonnant. Le dalaï-lama a même affirmé publiquement que les pratiques rituelles de certains de ces disciples pouvaient, dans une certaine atmosphère d’hostilité, atteindre et menacer sa propre longévité... On a peine à y croire. À New York une manifestation d’opposants américains, portant pancartes et scandant mots d’ordre, a chahuté le dalaï-lama, lors d’un voyage. Il ne s’agissait pas vraiment de contestation politique, au sujet par exemple du Tibet, mais bien de l’expression d’une faction qui a choisi le mode d’identification courroucé qu’interdit aujourd’hui, sous cette forme, le dalaï-lama à tous ses disciples... Ce conflit a pris une dimension dramatique depuis que trois membres de l’entourage proche du dalaï-lama qui s’étaient eux aussi vivement opposés à ce culte furent retrouvés assassinés à quelque cent mètres de la résidence de Sa Sainteté. Leurs corps dépecés, poignardés de très nombreux coups de couteau, avaient été découpés en morceaux d’une manière évoquant l’exorcisme rituel.

La fascination ne résiste pas à l’analyse ni à l’expérience
Fascinante par son pouvoir de communication ancien et subtil, une institution lamaïste est donc moins attrayante de l’intérieur, depuis ses arrière-cours, que depuis son avant-scène publique. La réalité ordinaire qui se découvre derrière l’apparence positive est donc moins « illuminée ». De plus, prônant le détachement et le retrait du monde, le bouddhisme n’est pas toujours à même, semble-t-il, de mobiliser sa générosité, ni de fédérer efficacement de nouveaux projets de vie attentifs aux besoins individuels. Mais il existe des exceptions, comme tous ces admirables engagements associatifs en faveur du Tibet libre et du respect des droits de l’homme sur le Toit du Monde.
Pris dans l’inévitable développement de nouvelles institutions en Europe, le bouddhisme révèle souvent une incapacité à offrir un véritable soutien à ceux qui lui ont donné leur force de travail, leur énergie, et qui n’y trouveront, pour beaucoup, guère de place à l’avenir lorsque sa mode aura fait long feu. Il fabrique, comme d’autres idéologies, ses discrets contingents de partisans, peut-être déçus un peu tôt d’avoir tant donné, et ne pas avoir pu s’y développer à la même mesure... Un élève déçu est d’autant plus pertinent qu’il connaît son sujet, et qu’il n’a plus rien à espérer de cet engagement... Avec Internet et la possibilité d’ouvrir des sites ou des forums de discussion, que l’on interroge aisément par mot-clé, des anciens disciples déçus expriment désormais précisément leur expérience et la font partager. L’apprentissage sécrète ainsi sa critique. Ainsi certaines institutions sont désormais sous la surveillance de ces nouveaux observateurs.
Fractionnés en écoles distinctes, mais aussi en schismes et en rivalités, les bouddhismes s’essoufflent sous le poids de contradictions internes. Ils appartiennent à une antiquité stable, mais existent aujourd’hui dans un monde en évolution rapide. Ils prônent un certain retrait de la vie sociale, mais donnent rarement une alternative viable à tous dans leurs communautés. Ces dernières sont démunies aujourd’hui de ressources financières suffisantes, le plus souvent, pour soutenir le projet de sérénité de chacun de leurs membres.

Dans leur diversité les messages issus de la doctrine de Siddharta Gautama enseignent que nous souffrons de par notre inscription dynamique dans le monde. Font-ils peu de cas de la valeur individuelle et particulière de nos bonheurs, de nos souvenirs, de notre capital humain et familial ? Ce serait dommage. Dans certaines écoles cela correspond aussi à une approche quelque peu « sacrificielle », comme dans d’autres idéologies d’ailleurs... Il s’agit de « renoncer » au monde, à soi-même, à son « propre » projet personnel, c’est-à-dire à son ego, à sa vocation peut-être, si l’on va vraiment jusqu’au bout de l’engagement.
En revanche, la notion d’interdépendance est sans doute plus féconde. Elle corrobore mieux ce que nous savons aujourd’hui de l’influence multiple de l’environnement, y compris subtil, sur chaque devenir humain.
La base du bouddhisme est dans l’affirmation que l’ignorance serait le moteur de la vie. Ses superstructures se basent très logiquement sur ces prémisses fort contestables. Cette thèse d’une « ignorance fondamentale » est quelque peu... désolante. En effet, qui voudrait faire l’expérience d’une vie qui serait issue de la confusion du désir, du chaos des émotions et de la non-reconnaissance de la nature de l’esprit ? Personne à l’évidence n’en a vraiment envie ! À l’analyse chacun sait, somme toute, reconnaître la valeur des jours, des relations humaines et des biens matériels. On ne peut se résoudre volontiers à ramener cette richesse, cette découverte, ce travail d’une vie à une ignorance fondamentale. Mais on les connaît plutôt comme un savoir progressif qu’on acquière par l’expérience. Si l’ignorance existe, comme l’affirme le bouddha, elle ne semble pas aussi dramatique que le laisse présager son dogme. Chercher, apprendre, créer, aimer, voyager, travailler, prendre le temps, cultiver la nature, fonder des familles, regarder palpiter la vie, etc. constituent des enseignements dignes d’intérêt. Le monde est bien une école pour les conditions humaines. La vie dans l’univers, sa symbiose, sa beauté, son atmosphère bleutée autour de la Terre constituent une apparition rare et d’autant plus précieuse. Mais le bouddha les jugea radicalement. Il en fit peu de cas : le cycle des existences est à fuir, « le monde brûle du feu de la passion » asséna-t-il, en guise de viatique ! Fustiger le désir de vivre comme une racine de la transhumance cyclique constitue bien une sorte de paradoxe ! Chacun le sait, notre vie dans l’univers a du sens aussi parce que nous apprenons ainsi, qui que nous soyons, où que nous soyons. Mais surtout ce sens est individualisé, car personne n’a la même place dans le monde, ni le même destin. Renoncer à ce devenir humain pour chercher le nirvana est sans doute une aventure que tenta Sakyamouni en son temps. Mais peut-on fonder aujourd’hui une démarche individuelle sur la base, simple et générale, de ces textes anciens, même fort impressionnants ?

Hooligans ou Vénérables ?
Certaines des « églises » bouddhiques asiatiques se déchirent elles-mêmes en luttes intestines, des guerres de clans, au nom de leur tradition authentique et de leurs maîtres de sagesse. Au Sikkhim, au siège d’une de ces institutions vénérables du monde himalayen, on a vu la police intervenir au début des années quatre-vingt-dix, pour séparer deux factions opposées qui en étaient venues aux mains. Une régence divisée avait intronisé deux enfants. Chacun était supposé être l’unique grand « lama » véridique ! Les tenants de chaque « réincarnation », officielle et non moins concurrente du bouddha vivant, en étaient arrivés à une lutte « sanctifiée par un souhait d’engagement sans retour en arrière possible » qu’avaient solennellement pris des moines du Siège. Il y avait déjà quelques blessés ce jour-là. Un moine, qui avait subtilisé des clefs, empêchant ainsi les deux régents de la faction adverse d’accéder au temple, avait été pris à partie, ligoté dans son châle, et frappé par les dévots de l’autre clique. Il saignait. Ses condisciples firent une percée dans cette foule et le reprirent manu militari. Puis ces moines se retranchèrent avec lui dans un des locaux de ce monastère. Ils se verrouillèrent à l’intérieur, non sans s’être préalablement emparés des grands couteaux de la cuisine. La horde de disciples en colère brisait les vitres à coups de pierres, tandis que les moines insurgeants, à l’intérieur, renvoyaient vivement les projectiles vers leurs envoyeurs. Ces moines en robe rouge du bouddha étaient-ils donc décidés à défendre ainsi leur faction au prix d’une rixe au couteau, comme des hooligans ? Les armes tranchantes leur furent heureusement reprises, et ces faits furent dûment consignés sur le procès verbal qu’établirent les forces de l’ordre du Sikkhim, dont l’intervention fut nécessaire.
Ce n’est pas qu’un incident isolé, et des affrontements semblables se produisirent ailleurs, à New Delhi en particulier dans la même école du tantrisme en conflit avec elle-même. Des briques, des bouteilles de cola servirent de projectiles. Ces derniers provoquèrent la destruction de vitrages et de pare-brise d’automobile. Ces guerres internes entre clans rivaux recourent à la mise en action de disciples plus jeunes, peut-être moins avisés. Est-il pensable que certains les « instrumentalisent » ? Les plus émotifs des bonzes vont jeter des pierres, brandir leurs bannières, faire le coup de poing éventuellement, et intimider ainsi la faction rivale... Ainsi cela ne se passe pas « sereinement » lorsque ces concurrences conflictuelles opèrent la recomposition communautaire. Les disciples choisissent leur camp selon leur affiliation. La mobilisation de tous s’opère dans les puissants rituels collectifs des protecteurs furieux, avec leurs possibles « souhaits négatifs ». Les chefs tentent de mobiliser leurs troupes. La guerre des communiqués, des articles de presse, des mémoires universitaires, des sites Internet et des livres ponctue enfin la lutte pour le pouvoir traditionnel.

Ainsi en Corée, des affrontements spectaculaires se sont produits au tournant des années 1998 et 2000. Le 12 octobre 1999 c’est un véritable combat de rue que retransmit la télévision, portant un coup terrible à l’image du zen coréen dans le monde entier. Des centaines de moines se confrontèrent au cours de manifestations qui dégénérèrent en bagarre musclée, à coups de pierres, de bouteilles, voire même de mobilier, laissant des dizaines de blessés aux abords du temple principal à Séoul. Au cœur du débat, aucune divergence doctrinale, mais les questions de l’argent et du pouvoir, une fois encore. Il existait deux instances qui se disputaient le contrôle du budget et les nominations des bonzes. Ces deux institutions de vénérables avaient-elles discrètement encouragé les moines à faire valoir leurs prérogatives de cette manière ?

Intégrer des nouvelles générations
Le tourbillon entraînant du nirvana résulte de l’enthousiasme des nouveaux qui s’investissent avec passion. Leur mouvement centripète induit l’impression que « quelque chose de fort se passe ». Non loin de ce juvénile groupe, on est peut-être en train de réussir le pari de l’éveil spirituel ! Personne ne voudrait manquer le fameux rendez-vous de l’illumination ! Cela attire d’autres volontaires. Chacun est ainsi conforté dans l’idée que l’éveil du bouddha est une perspective. Cette turbine a besoin de la candeur énergisante des nouveaux. Lorsque les jeunes se pressent aux quatre portiques du mandala, ils en renouvellent le rêve et accélèrent le vortex de son dynamisme. Certaines communautés sont friandes de cette vitalité. L’aspiration se canalise par le vocabulaire de la dévotion qui favorise les attitudes malléables.
Certaines lignées du tantra, parmi les plus répandues, encouragent des pratiques de 111 111 répétitions chez le disciple nouvellement accepté. Quatre exercices de ce type peuvent ainsi constituer les préliminaires à la pratique des protecteurs et des divinités. Le premier exercice consiste en 111 111 prosternations de tout son long face à un autel. L’aspirant doit simultanément se visualiser dans un espace face à ses autorités spirituelles, et répéter 111 111 fois une formule. Le deuxième exercice consiste en 111 111 répétitions d’un long mantra de cent syllabes avec la visualisation correspondante d’un bouddha translucide déversant sur l’élève un flot blanc. Le troisième exercice consiste à répéter 111 111 fois une formule d’adhésion au maître du lignage. Le quatrième exercice consiste à déverser 111 111 fois des poignées de riz sur un support circulaire symbolisant l’univers, tandis que le disciple imagine offrir des richesses illimitées au maître spirituel. Ces pratiques permettent-elles de conditionner l’adhésion à un panthéon de bouddhas et à des hiérarchies actuelles du tantrisme bouddhique ?
À toute vitesse certains se lancent dans un rabâchage. Une simplification du capital social et relationnel des élèves pourrait dès à présent faire l’objet d’études pour des chercheurs en psychologie sociale. Quant à la restructuration éventuelle de schèmes fondamentaux chez ces adeptes, elle pourrait de même constituer l’objet de travaux pour des psychologues cognitivistes.

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